Les années Zazzo : dernière partie Bianka, projet de loi Saunier-Seité (1972 - 1978) et les commissions de spécialistes (1987- …)
Les années Zazzo
Dernière partie : Bianka, projet de loi Saunier-Seité (1972 - 1978) et les commissions de spécialistes (1987- …)
René Zazzo et sa femme Bianka étaient très accueillants. Chaque année, avant les grandes vacances, ils réunissaient tous les enseignants du département de psychologie génétique, titulaires, chargés de cours et leurs conjoints. Les fenêtres de leur appartement donnaient sur le jardin du Luxembourg. Le décor était simple : meubles en bois blanc, table recouverte d’une toile cirée rouge, richement garnie de sandwichs et petits fours. Seul, le portrait ravissant d’une vierge polonaise attirait le regard.
Bianka, joliment habillée, robe longue, manches bouffantes, sautillait pour offrir des petits fours, tandis que René s’attardait auprès d’une invitée. Les conversations tournaient autour des travaux de chacun, des enfants petits ou grands, des projets de vacances. Rêveuse, les yeux bleu méditerranée, Bianka répétait à l’envi qu’elle ne se lassait pas de contempler la mer à Perros-Guirrec que certains d’entre nous baptisaient Plouons’gèle.
Dans ces soirées, on rencontrait parfois un invité extérieur. Je n’y ai pas croisé Gréco bien qu’il m’ait dit avoir beaucoup apprécié les rendez-vous amicaux organisés par les Zazzo. Ce n’était pas monnaie courante à l’université. A cette époque, il est possible qu’ils aient été les seuls à ouvrir leur porte parisienne avec autant de gentillesse et de simplicité.
Les trois premières années de ma charge de cours à Nanterre furent très sérieuses en regard de l’année 1976. Ce printemps-là, dès que j’arrivais à l’université, j’apercevais de grandes banderoles affichant : « Université en grève. ». Les étudiants faisaient du sitting pour obtenir le retrait du projet de loi d’Alice Saunier-Seité, Secrétaire d’Etat aux Universités sous Giscard d’Estaing. Souvent, nous nous joignions à eux – nous désignant ici les chargés de cours. Le projet visait à instaurer la sélection après la deuxième année. L’obtention du DEUG ne devait plus permettre le passage automatique en licence.
On veillait fort tard, dans une atmosphère sympathique, pour coller des timbres sur des enveloppes destinées à tous les inscrits. On papotait, on riait de petits riens ; les étudiants nous appelaient par nos prénoms et nous tutoyaient.
Il y eut certaines réunions entre chargés de cours, plutôt désagréables, destinées à signer des pétitions de soutien aux étudiants. Cette idée ne faisait pas l’unanimité. Quelques-uns, fort courageux, avouèrent qu’ils jugeaient correcte la sélection proposée et qu’ils n’avaient pas l’intention de remettre en cause leur statut en signant un texte démagogique. « Si tu n’es pas satisfait, démissionne et tu seras vite remplacé », répétaient-ils aux contestataires.
D’autres rencontres furent plus détendues, entre autres une soirée de fous rires prolongés provoqués par Jean-Pierre Lamothe, chargé de cours en psychologie sociale, qui nous dicta, ponctuation à l’appui et règle en main, une lettre ouverte à Saunier-Seité. Le naturel comique et bon enfant de ce jeune homme dégela le corps un peu guindé des chargés de cours.
De l’équipe pédagogique je retiens trois noms de femmes : Monique Pétin, Nathalie Loutre, et Claude Saint-Marc. Monique et moi étions les seules à vouloir approfondir Piaget. En juin 1975, elle me conseilla de contacter Gérard Vergnaud et Pierre Gréco.
Le programme des cours que je devais donner avait été établi par l’équipe Zazzo. L’intelligence, avec l’exposé détaillé de la nouvelle échelle métrique de Binet-Simon revue et remise à jour par René Z… en 1966 ; le rôle du milieu dans le développement de l’enfant selon Wallon ; les stades de Piaget. Au début, je crois avoir suivi scrupuleusement le programme. A partir de 1976, profitant du dilettantisme ambiant, j’y effectuai des coupes franches pour consacrer la plus grande partie de mes cours à Piaget. Je ne sais comment cette déviance fut dévoilée. Toujours est-il qu’un des membres de l’équipe me fit savoir, à juste titre, que je devais me plier aux règles que tous appliquaient. Ce rappel à l’ordre tomba à pic; je commençai à me fatiguer déraisonnablement. Je démissionnai en juin 1978.
Zazzo accepta ma démission sans broncher ; il savait que j’avais renoncé à tout projet de thèse avec lui. J’avais obtenu un DEA à l’EHESS en 1976. Très satisfaite du tandem Vergnaud /Gréco, je quittai Zazzo, Nanterre et les collègues sans aucun regret. Je me libérai d’un fardeau devenu beaucoup trop pesant.
Epilogue
4 Mars 1987, debout dans un couloir de Nanterre, j’attends d’être auditionnée pour obtenir un poste de maître de conférences dans le département que j’ai quitté en 1978. Zazzo est en retraite, Matty Chiva l’a remplacé. Dans ce couloir enfumé, sont réunis plusieurs candidats. Une jeune femme vient de passer son oral. En sortant de la salle, elle s’écroule sur l’unique chaise placée devant la porte et pleure abondamment, elle est sûre qu’elle n’obtiendra pas le poste. Classée en troisième position à Lille 3 quelques jours auparavant, « elle jouait », dit-elle, son avenir sur ce poste. Je la conforte dans son jugement et l’assure qu’il en ira de même pour tous ceux qui attendent sauf un qui n’est pas encore là, le candidat interne que je connais bien et auquel le poste est réservé.
Dans le couloir les langues se délient après cette révélation. Un candidat convoqué raconte que le département de psychologie de Paris 5 est le pire des paniers de crabes de l’époque. Je dois passer une audition dans cette université le 14 mars prochain mais dans le département des Sciences de l’Education. J’ai cru comprendre qu’il n’y avait pas de candidat interne…
Arrive mon tour. J’entre dans la salle où sont réunis les membres de la commission de spécialistes de psychologie de Nanterre. Tous, à l’exception de Jean-Claude Filloux, de son voisin et de Matty Chiva, sont assis sur des tables dispersées au fond de la salle. Certains me tournent le dos et bavardent entre eux à haute voix. Je me présente, et commence à expliquer mon travail de recherche sur les jugements d’identité en cas de changement de désignation, quand et comment des enfants âgés de cinq à neuf ans acceptent qu’un objet reste le même sous deux noms différents. Avant d’exposer les résultats et les suites que je souhaite donner à cette étude, je m’interromps et déclare tout net : « Je n’en dirai pas davantage car cela ne vous intéresse pas puisque le poste est réservé à la personne qui va être auditionnée après moi ». Le silence s’installe ; un des membres de la commission me sermonne bêtement : « Cela ne se dit pas ! » Je clame avec véhémence : « Et pourquoi cela ne se dit pas ? Cela se fait de se conduire comme vous le faîtes avec autant de sans-gêne et de mépris?»
Tremblante de colère, je regarde longuement, assis sagement devant moi, Jean-Claude Filloux et Matty Chiva, je bredouille encore deux ou trois mots, puis je quitte la salle en jetant du bout des lèvres : « Au revoir » à la docte assistance.
Derrière la porte, le futur maître de conférences et quelques auditeurs de passage semblent un peu déconcertés. Je salue gentiment notre rival à tous qui n’est pour rien dans la tenue de la commission. Que les dés aient été pipés, hélas, c’était monnaie courante, et ce doit l’être encore … Mais la conduite désinvolte et discourtoise de la commission, bien que non hypocrite, était difficilement soutenable.
Plus tard, j’ai fait partie de la commission de spécialistes de mon département. Pendant que j’y siégeai, les choses s’y sont passées à peu près bien jusqu’au jour où un litige concerna deux candidats. Hélas, cette situation généra des conflits irréversibles qui polluèrent longtemps les relations entre les membres de l’équipe pédagogique.
Décembre 1989, je rencontre René Zazzo dans son bureau, rue Gay-Lussac. Je viens l’interviewer sur les images mentales. Avec beaucoup de spontanéité, il accepte que je l’enregistre. Je retrouve le professeur de l’année 1969-1970, compétent, vif, précis et drôle.
Il a soixante dix neuf ans et l’allure un peu fatiguée. De grosses poches cachent ses yeux ; son rire et sa voix sont devenus presque grêles. En le quittant, je lui dis que nous gardons tous un souvenir enchanté du cours qu’il donnait dans l’amphithéâtre du rez-de-chaussée. Il me regarde, l’air désabusé et glisse : « Qui s’en souvient ? » Je réponds avec enthousiasme : « Tout le monde !» Il hoche la tête en signe de dénégation. L’endroit est lugubre, il semble si recroquevillé, si rabougri que je retrouve la rue avec plaisir. On baisse le store du bar des « Feuillantines », je monte dans un taxi et file en pensant à cet ailleurs où je me sens si bien depuis le 14 mars 1987.
En plein cœur de Paris.
A.C.B.
(Fin des années Zazzo)
Référence :
A lire le témoignage émouvant de Bianka Zazzo (1915 -2007) sur le couple qu’elle formait avec son mari (1910-1995):
Zazzo, B. (2000). Une mémoire pour deux, Bruxelles : Mardaga
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