Piaget devient épistémologue et psychologue
Le texte ci-dessous fait suite à : « Avant-propos » et « Aperçu sur l’enfance et l’adolescence », respectivement publiés en avril et septembre 2012, mais il peut être lu de manière indépendante.
Jean Piaget devient psychologue et épistémologue (1919-1932).
“M’occuper d’adultes aurait été l’idéal pour reconstruire les étapes de la connaissance depuis l’homme fossile, mais c’était impossible. Je me suis donc occupé exclusivement des enfants.” (Bringuier, 1969-1975).
En 1920, Piaget a vingt-quatre ans, son projet est celui d’un épistémologue : il trouve inintéressant de s’intéresser aux connaissances sans se poser la question de leur origine. Origine qu’il cherchera en soumettant des expériences aux enfants. Ceux-ci seront appréhendés comme des représentants fictifs des premiers hommes, et les résultats obtenus aux expériences ingénieusement reconstituées retraceront la genèse des connaissances, et plus précisément des connaissances logico-mathématiques postulées universelles (nous revenons ci-dessous sur ce type de connaissances).
Lors de « L’aperçu sur son enfance et son adolescence », nous avons quitté le jeune Piaget, biologiste, naturaliste, choisissant la science et s’éloignant de la foi. Or, nous n’avons rien dit de sa rencontre avec la psychologie de l’enfant, moment privilégié où il établit son programme de recherche.
Voici, pour l’essentiel, le récit qu’il en fait, auquel nous avons ajouté quelques commentaires.
De Zurich à Paris : 1915-1921
En 1915, Piaget part pour Zurich pour travailler dans un laboratoire de psychologie. Il fait une psychanalyse rapide afin d’évacuer, dit-il, les problèmes maternels. Il retiendra de ce séjour la méthode d’entretien libre avec le patient pour interroger ultérieurement les enfants. « À Zurich (…) je lisais Freud et j’écoutais les conférences de Pfister et de Jung (…), je décidai alors d’abandonner mon système (rapport entre un Tout et ses parties) de crainte de devenir une victime de “ l’autisme ” (…) ; j’en éprouvai quelque agitation inquiète et partis effectuer une étude biométrique sur (…) les mollusques. J’avais besoin de revenir à des problèmes concrets afin d'éviter de graves errements. »[1]
C’est à Paris, en 1919, que Piaget découvre la psychologie de l’enfant. Comble de bonheur, le docteur Simon (collaborateur de Binet, décédé en 1911) met à sa disposition le laboratoire de Binet afin qu’il standardise les tests de raisonnement de Burt (psychologue américain).
Voici deux exemples des tests de Burt : le premier porte sur le rapport entre une partie et son tout, le second sur la relation transitive asymétrique, ici : A<B>C
1) « Jean dit à ses sœurs: "Une partie de mes fleurs sont jaunes" ; Marie dit : ‘Toutes les fleurs sont jaunes’ ; Simone dit : ‘Quelques-unes de tes fleurs sont jaunes’ ; Rose dit : ‘Aucune de tes fleurs n’est jaune’. Dis-moi de quelle couleur est son bouquet ? »
2) « Edith est plus blonde que Suzanne et en même temps plus brune que Lili; laquelle est la plus foncée des trois ? »
Dès les premiers interrogatoires, Piaget trouve bien plus intéressant de s’interroger sur les raisons des échecs et des réussites plutôt que de se contenter d’enregistrer les performances. Il rejette la méthode des tests qui ne peut satisfaire son projet épistémologique. Il procède alors à des entretiens libres de type clinique. Et son système, pensé depuis le lycée, se trouve conforté : « Les raisonnements les plus simples impliquant l'inclusion d'une partie dans le tout ou l'enchaînement des relations transitives présentaient jusqu'à onze ans pour les enfants normaux des difficultés insoupçonnées de l'adulte. »[2]
Son champ de recherche est découvert. La théorie des relations entre la partie et le tout peut être étudiée expérimentalement de telle sorte qu’elle pourrait montrer que la logique n'est pas innée. « L’inclusion, l’addition et la multiplication des classes, l’enchaînement des relations asymétriques transitives, etc., n’étaient plus des abstractions. Au cours de mes entretiens avec les enfants, je les voyais se construire entre sept et douze ans. Mon rêve permanent de trouver une liaison entre « les formes vivantes » et les « formes de la pensée » se réalisait du jour au lendemain. J’avais devant moi autant de sujets en évolution qu’on en trouve dans une école primaire, et ces sujets en chair et en os passaient par une série d’étapes que je dépistais avec passion et qui les conduisaient fort tard … à ces formes de pensée que les philosophes considéraient comme universelles et a priori. »[3] Le programme mis au point consistera donc à démontrer que l’intelligence logique de base n’est pas donnée a priori mais qu’elle se construit chez tous selon des étapes qui s’auto engendrent. Ce programme débordera largement la psychologie et ne répondra pas aux préoccupations des psychologues praticiens ou des pédagogues. On n’y apprendra rien ou presque sur les difficultés particulières que connaîtrait tel sujet pour s’approprier tel ou tel savoir-faire transmis par ses milieux éducatifs. L’enquête scientifique sur la construction de l’intelligence universelle devra d’abord reconnaître ses outils spécifiques pour en retracer ensuite la genèse.
L’intelligence logico-mathématique universelle
Les outils de base de la pensée sont ce que Piaget et ses collaborateurs appellent l’intelligence logico-mathématique universelle. Ils ne sont pas appris comme on apprend à lire ou écrire, nous tenterons de le montrer dans un article ultérieur. Ils se construisent au cours de l’enfance et consistent très progressivement à savoir que :
a) un objet continue d’exister en dehors des perceptions présentes ;
b) l’espace et le temps sont un continuum en dépit de repères limités ;
c) le réel doit être bouleversé pour être transformé en unités qui permettent de le dénombrer ;
d) une quantité à laquelle on n’ajoute rien ou on n’enlève rien reste invariable quelle que soit sa forme ;
e) tout élément appartient au moins à un ensemble d’éléments d’une même famille (classe), lui-même appartenant à une famille plus vaste, etc.,
f) tout événement a une cause qui, parfois, peut être hasardeuse.
Tout enfant passera « le meilleur » de son enfance à chercher un objet disparu, à s’interroger sur le temps mis à parcourir une distance, à échanger une bille et une seule contre une bille et une seule, à aplatir des boules, à rejeter tardivement une cause magique pour invoquer une cause contrôlable, etc. Cet enfant bien vivant, bien qu’atemporel, sera baptisé par Piaget, le sujet épistémique. Appellation qui révèle combien chez lui l’enquête épistémologique est première ; la psychologie sera mise à son service : elle en sera la science expérimentale.
Une psychologie scientifique : un pont entre la biologie et la psychologie, 1922-1932
La formation initiale de Piaget lui fera rejeter toute réflexion introspective pour retracer la genèse de l’intelligence universelle. Avant d’arriver à Paris, il avait terminé ses recherches sur les mollusques : « Ces études de malacologie (…) furent très utiles à ma formation scientifique; de plus, elles fonctionnèrent si je puis dire comme instruments de protection contre le démon de la philosophie. Grâce à elles, j'eus le rare privilège d'entrevoir la science et ce qu'elle représente avant de subir les crises philosophiques de l'adolescence. Avoir eu l'expérience précoce de ces deux types de problématiques a constitué, j'en suis convaincu, le mobile secret de mon activité ultérieure en psychologie. »[4]
Le programme qu’il élabore à Paris est en filiation directe avec ses études sur les petits mollusques des étangs de Neuchâtel. Celles-ci avaient, en effet, abouti à constater une remarquable adaptation du mollusque au milieu en éclaircissant un point fondamental, celui des relations entre l’hérédité et le milieu. L'action des vagues obligeant constamment l'animal à s'accrocher aux roches provoquait au cours de la croissance un élargissement de l'ouverture de la coquille et une contraction de sa spire. Il restait à déterminer si ces caractères étaient héréditaires ou non. « L'observation de plus de 80 000 individus vivant dans leur milieu naturel et de plusieurs milliers élevés en aquarium me permit de tirer les conclusions suivantes : (1) cette variété n'existe que dans les grands lacs et dans les parties de ces lacs où l'eau est la plus agitée ; (2) ces caractères sont héréditaires et se conservent en aquarium après cinq ou six générations… » [5]
Avec cette expérience, Piaget pose les problèmes des limites de la fixité de l’espèce, de l’adaptation au milieu, de la rétroactivité du milieu sur la forme et, véritable révolution, de la transmission des caractères acquis ! Cette étude fondamentale lui permettra de concevoir l’évolution de l’intelligence comme une construction continue de formes, comme l’élargissement de la coquille ou la contraction de la spire, de plus en plus complexes, dues aux échanges de l’enfant (le sujet épistémique) avec ses milieux physique et social.
C’est donc en opérant une synthèse entre la psychologie de l’enfant, la logique et la biologie pour retracer l’origine et le devenir de l’intelligence logico-mathématique qu’il deviendra encore jeune un très grand psychologue de l’intelligence.
« (…) il y a bien… un tout jeune,
c’est une étoile qui monte à peine, qui va être le psychologue de notre siècle, il s’appelle Piaget, je ne suis pas sûr de son prénom (…) »[6].
A.C.B.
Références
Bideaud, J., Meljac, C., Fischer, J.P. (1991). Les chemins du nombre, Lille : P.U.L.
Bringuier, J. J. (1969-1975). Piaget va son chemin, Paris : I.N.A.
Piaget, J. (1966 a). Autobiographie, Cahiers Vilfredo Pareto, 10, Genève : Droz, pp. 129-159 (noté C.V.P.)
Ouvrages de Piaget publiés entre 1923 et 1932.
(1923) Le langage et la pensée chez l’enfant, Paris : Delachaux et Niestlé.
(1924) Le jugement et le raisonnement chez l’enfant, Paris : Delachaux et Niestlé.
(1925) Psychologie et critique de la connaissance, Archives de psychologie, 19, pp. 193-210.
(1926) La représentation du monde chez l’enfant, Paris : F. Alcan.
(1927) La causalité physique chez l’enfant, Paris : F. Alcan.
(1932) Le jugement moral chez l’enfant, Paris : F. Alcan.
Ouvrages de Piaget publiés entre 1923 et 1932.
(1923) Le langage et la pensée chez l’enfant, Paris : Delachaux et Niestlé.
(1924) Le jugement et le raisonnement chez l’enfant, Paris : Delachaux et Niestlé.
(1925) Psychologie et critique de la connaissance, Archives de psychologie, 19, pp. 193-210.
(1926) La représentation du monde chez l’enfant, Paris : F. Alcan.
(1927) La causalité physique chez l’enfant, Paris : F. Alcan.
(1932) Le jugement moral chez l’enfant, Paris : F. Alcan.
Ouvrages de Piaget publiés entre 1923 et 1932.
(1923) Le langage et la pensée chez l’enfant, Paris : Delachaux et Niestlé.
(1924) Le jugement et le raisonnement chez l’enfant, Paris : Delachaux et Niestlé.
(1925) Psychologie et critique de la connaissance, Archives de psychologie, 19, pp. 193-210.
(1926) La représentation du monde chez l’enfant, Paris : F. Alcan.
(1927) La causalité physique chez l’enfant, Paris : F. Alcan.
(1932) Le jugement moral chez l’enfant, Paris : F. Alcan.
[1] C.V.P., p. 136.
[2] Ibid., p. 136-137.
[3] Esquisse d’autobiographie intellectuelle, Bulletin de psychologie, 1959-60, 13, 7-13.
4 C.V.P., p. 131.
[5] C.V.P., p. 142.
[6]Réponse faite à Alina Szeminska en 1926 lorsqu’elle demandait à Köhler où elle pouvait aller pour progresser. Cité par J. Bideaud et al : « Les chemins du nombre », p. 26.
Le texte ci-dessous fait suite à : « Avant-propos » et « Aperçu sur l’enfance et l’adolescence », respectivement publiés en avril et septembre 2012, mais il peut être lu de manière indépendante.
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