Annie Chalon-Blanc

Annie Chalon-Blanc

Introduction à Jean Piaget : intérêt de ce manuel ?

 

Le 17 09 2014

Quelques lecteurs m’ont demandé des conseils pour choisir un manuel parmi les trois que j’ai consacrés à Piaget. Je les remercie vivement de leur intérêt et leur réponds en présentant le premier publié chez L’Harmattan (1997), le plus facile d’accès : « Introduction à Jean Piaget ».

Bonne lecture à tous.

 

 

 

Introduction à Jean Piaget, L’Harmattan (240 pages)

Intérêt de ce manuel ?

 

Cet ouvrage composé de cinq cours, jalonné d’exemples empruntés à la vie quotidienne, est susceptible d’intéresser tous ceux qui ne connaissent pas Piaget ou qui voudraient le connaître davantage. Nous donnons ci-dessous la liste des cinq cours accompagnés chacun, de résumés et de courts extraits.

 

Cours N° 1 : LOGIQUE ET INTELLIGENCE (I.P. pp : 15 - 48).

 

L’intelligence dont Piaget retrace la genèse est l’intelligence logico-mathématique qu’il postule universelle. Postulat qui n’a rien d’évident. Comment être convaincu que la petite Mireille Mathieu (chanteuse populaire française) et la petite Marie Selodowska (Marie Curie) ont construit les même outils de base de l’intelligence alors que leur enfance et leur devenir sont si différents ?

 L’intelligence, définie par un détour en regard des perceptions immédiates, consiste à trouver une solution non inscrite dans les données présentes ; et plus le détour est grand et plus l’acte est intelligent…

Piaget analyse la complexité croissante de ces détours : présents dès la recherche d’un objet disparu sous un, puis deux ou n écrans, ils prouvent qu’un bébé a non seulement mémorisé les deux déplacements mais qu’il les a reliés « logiquement » : “La balle était dans la boîte. La boîte est allée sous la couette. Si la boîte est vide alors la balle est sous la couette.”

Le bébé de dix huit mois ne se raconte pas cela, mais sa recherche d’un objet disparu sous deux écrans successifs peut être considérée, au plan moteur, comme l’équivalent d’un raisonnement transitif : X a disparu dans Y, Y est allé sous Z. Si X n’est plus dans Y, alors il est sous Z.

Il s’agit bien de l’équivalent d’une relation logique transitive et non pas de la relation transitive proprement dite qui sera exercée six ans plus tard sur des objets et sommairement verbalisée : "Si le troisième bâton est jugé plus grand que le second, il ne sera pas comparé au premier pour être placé en troisième position. Il est plus grand que celui-là, le deuxième, et il est forcément plus grand que le petit, le premier", dira l’enfant de sept ans en ordonnant une série de dix baguettes selon leur grandeur et en les alignant sur leur base. "Si ce gilet est trop petit pour mon dernier fils, alors il est trop petit pour mon aîné qui est plus costaud. Tout à fait inutile qu’il l’essaie", tel est le raisonnement transitif que se tient tout père ou mère de famille quand il ou elle range son armoire en classant des vêtements …

Piaget montre que la relation transitive, comme toute relation logique, n’est pas du tout la propriété exclusive des mathématiciens ou des logiciens mais qu’elle appartient à tous et prend sa source dans les conduites de détour des bébés. …Il retracera la construction de l’intelligence logico-mathématique[1] en quatre étapes identiques chez tous sous certaines conditions présentées dans les cours 2 et 3.

 

 

COURS N° 2 : LES FACTEURS EXTERNES DU DEVELOPPEMENT DE L’INTELLIGENCE (I.P., pp. 51-76).

 

Les facteurs héréditaires, affectifs, socio culturels sont considérés par Piaget comme nécessaires mais non suffisants pour rendre compte de la construction permanente de l’intelligence.

 

1) Insuffisance de l’affectivité.

Indispensable au fonctionnement et à la réorganisation progressive de l’intelligence, l’affectivité ne peut l’expliquer, elle n’est pas la clé de voûte de l’intelligence.

Inséparable dans la conduite, le couple intelligence affectivité doit d’abord être dissocié pour étudier chacun des partenaires; ensuite seulement se posera la question de leurs relations.

L’intelligence et l’affectivité sont irréductibles l’une à l’autre. Autrement dit, l’affectivité ne règne pas en maîtresse femme sur l’intelligence, et la réciproque est vraie.

Ce n’est pas votre intelligence qui vous fait aimer un plat sans sel. Vos plaisirs gustatifs continuent à trouver bien fade ce plat pourtant intelligemment prescrit et intelligemment confectionné.

Lorsque votre intelligence se mêle de faire la loi dans vos affects, parfois elle y réussit, parfois elle y échoue lamentablement. En ce dernier cas, votre affectivité vous rendra, d’une manière ou d’une autre, toute l’indifférence dans laquelle vous l’avez tenue à votre insu. Elle vous le rendra quel que soit votre niveau d’intelligence générale. Vous pouvez compter sur elle !

 

 2) Insuffisance de la maturation biologique.

«…“Là où nous sommes renseignés (par exemple sur la maturation chez le bébé de quatre mois et demi qui rend possible la coordination de la vision et de la préhension), nous voyons que la maturation consiste essentiellement à ouvrir des possibilités nouvelles... mais sans fournir les conditions suffisantes... car elle doit impérativement se doubler d’un exercice fonctionnel (P.E. p.122) »… Que signifie ce possible biologique qui a nécessairement besoin d’un minimum d’expérience pour devenir une conduite humaine ?

Par exemple, si le bébé de quatre mois et demi et plus ne rencontrait pas beaucoup d’objets à saisir autres que le mamelon ou le biberon, une couverture, un jouet, une peluche, tout ce qui tombe sous ses yeux ou sa main, cette capacité biologique ne pourrait se transformer en un geste de plus en plus précis…

Quelques mois plus tard, quand le bébé peut prendre un objet entre le pouce et l’index, s’il n’exerçait la pince, devenue mature au plan biologique, plusieurs fois par jour sur des petites cuillers, des baguettes... sur des objets peu épais à saisir, la pince humaine de l’adulte, si belle soit elle au plan biologique, ne deviendrait pas très habile. Ainsi, sans l’exercice, elle serait incapable de rouler une cigarette avec du papier très fin, incapable de discriminer deux tissus de même qualité, presque identiques mais justement pas tout à fait identiques.

Nous passons allègrement des gestes malhabiles du bébé à ceux si délicats de quelques adultes car il y a des seuils, des âges critiques[2] à respecter au moment où l’autorisation biologique est donnée. Si à ce moment-là de nombreux exercices variés ne complétaient pas immédiatement cette capacité biologique, ce geste qui a normalement un devenir délié devant lui resterait mal dégrossi et son devenir serait compromis.

 

 3) Insuffisance des transmissions sociales.

Indispensable, responsable des différentes vitesses d’acquisition, le milieu familial[3], stimulant ou non, n’est jamais l’unique facteur du développement. Deux exemples piagétiens serviront à illustrer les freins qu’il peut rencontrer.

 L’objet caché sous deux écrans.

Vous ne comprenez pas pourquoi votre bébé âgé de un an ne retrouve pas son hochet, disparu dans la boîte puis sous la couverture, et vous lui montrez comment faire. Le jeu vous plaît à tous deux. Vous le répétez tant et si bien qu’en fin de journée il va rechercher son hochet sous la couverture. Quinze jours plus tard, vous recommencez avec deux écrans un peu modifiés, et votre bébé va rechercher l’objet sous le premier écran, là où il l’a vu disparaître. Il délaisse le second, en dépit de tous les efforts et astuces que vous avez déployés quinze jours auparavant.

Vous ne pouvez pas apprendre à votre bébé une déduction au plan moteur s’il n’y est pas prêt. Il construira cet outil spontanément grâce à la maturation, à l’exercice, grâce à une rencontre ultérieure avec un deuxième écran qui lui posera un réel problème à lui, et non pas un problème décidé par vous.

 Le nombre 12 à quatre ans.

Vous avez appris à compter à votre enfant de trois-quatre ans et il peut réciter la suite des nombres jusqu’à vingt ou plus sans en oublier un. Il peut vous dire celui qui vient avant sept et celui qui vient après. Il sait bien les noms des nombres et un peu leur ordre. Pourtant, il n’a encore rien compris au nombre piagétien.

Ne lui en veuillez surtout pas s’il ne conserve pas sous transformations douze éléments qu’il dénombre très bien -douze éléments, non pas trois s’il vous plaît - On voit trois éléments quelles que soient les manières de les présenter, alors qu’on ne voit pas douze éléments, qu’ils soient espacés, resserrés ou empilés.

Ce victorieux et parfois laborieux douze que vous avez appris n’a rien d’un instrument d’égalisation. Tant qu’il ne se conserve pas, ce douze est selon Piaget un pseudo-nombre, une monnaie du verbe qui ne lui inspire aucune confiance.

En clair, le milieu ne peut accélérer à sa guise la marche de l’intelligence. Attention, il peut empêcher l’accession à la logique formelle, voire la construction de certains invariants opératoires entre six et douze ans (cf., l’article : l’intelligence vers six sept ans, publié en mai-juin 2014 sur ce blog.)

Pour Piaget, l’intelligence se construit surtout en vertu de nécessités internes qui s’imposent au sujet au fur et à mesure de ses échanges avec le milieu physique et social, ce que nous expliquons dans le cours n°3.

 

COURS N° 3 : LES FACTEURS INTERNES DU DEVELOPPEMENT DE L’INTELLIGENCE (I.P.pp. 79-117

 

Fondamental pour comprendre la théorie de Piaget, ce cours est peut-être à lire dans son entier pour comprendre ce que désignent les concepts majeurs de la théorie et en quoi ils en constituent les points forts.

Nous n’en présenterons donc que les titres et aucun extrait :

1. « L’intelligence est vivante comme tout organisme vivant : les bases du constructivisme, présentation des concepts : assimilation, accommodation, adaptation.

2. La vie spécifique de l’intelligence : les deux types d’expérience sur le réel. Expérience simple et expérience logique.

3. L’intelligence s’autoengendre : l’équilibration ou le passage d’une moindre connaissance à une connaissance supérieure.

 

COURS N° 4 : JEAN PIAGET: ORIGINALITE ET FAIBLESSES (I.P., pp. 121-183)

 

.  0riginalité du projet

Comment est-on passé de l’animal à l’homme, de l’homme fossile à Aristote, comment l’homme est-il devenu un sujet connaissant, ces questions occuperont toute la vie de Piaget. Il les traitera en épistémologue se basant sur ses enquêtes expérimentales auprès des enfants et non pas en philosophe. C’est toute l’originalité de son programme.

A son grand regret, il ne pourra interroger les premiers hommes: “M’occuper d’adultes aurait été l’idéal pour reconstruire les étapes de la philosophie et de l’homme fossile, mais c’était impossible. Je me suis donc occupé exclusivement des enfants.” (Bringuier, 1970).

L’enfant, non sauvage, sera pour lui le moyen de retrouver l’évolution et la construction de l’intelligence à défaut de la naissance des connaissances. Il y a chez Piaget le souci permanent d’établir une correspondance entre deux recherches distinctes : la construction de l’intelligence chez l’enfant et celle des connaissances scientifiques.

Cette enquête parallèle, qu’il appelle l’épistémologie génétique, consiste à comprendre comment et pourquoi la connaissance et l’intelligence sont toujours possibles et toujours en progrès. L’épistémologie génétique n’est pas un ajout pour la psychologie de Jean Piaget, elle est première dans son projet: “Elle constitue en quelque sorte une tentative ultime de “synthèse” de l’enquête empirique ... et de l'ensemble des préoccupations qui se manifestent dans la pensée scientifique en son entier.” (Gréco, S.S. p.31).

L’épistémologie génétique de Piaget devrait permettre au lecteur de mieux comprendre pourquoi l’affectivité, l’hérédité et le milieu de chacun peuvent être considérés comme des facteurs externes dans la construction de l’intelligence. Peu importe qu’on s’appelle De Rothschild ou plus simplement Depardieu, qu’on vive à Paris en 1920 ou à Crécy-en-Ponthieu en 1346, peu importe ces différences puisque tout enfant particulier est l’artisan de l’intelligence universelle. L’enquête scientifique sur la construction de l’intelligence se doit donc d’expliquer “qu’une organisation extra temporelle peut naître d’un processus temporel”.

 

Originalité de la méthode d’entretien avec les enfants : la méthode clinique-critique ou le refus de la méthode des tests

Ce rejet de Piaget tient au programme qu’il s’est fixé : savoir comment l’intelligence devient ce qu’elle devient, en retracer la genèse étape par étape. Il est alors exclu qu’un enfant soumis à un questionnaire préétabli puisse fournir au psychologue et à l’épistémologue un nombre d’indices suffisants pour l’autoriser à reconstituer le cheminement mental qui transforme à coup sûr une réponse erronée en une réussite logique ultérieure.

Jean Piaget cherche tout autre chose que les performances ou produits finis de l’intelligence tels que les enregistrent les tests. Il veut atteindre ce que son illustre prédécesseur Binet appelait l’activité inconsciente de l’esprit et il choisira, par conséquent, une méthode d’entretien de type clinique. Sa technique d’investigation consistera à dialoguer librement avec l’enfant pour tenter de connaître son niveau optimal de logique: “permettre à l’enfant le maximum de prise de conscience et de formulation de ses propres aptitudes mentales.»

 

COURS N° 5 : APERCU SUR LA JEUNESSE ET SUR L’ŒUVRE (I.P. pp.186-201)

Présenté en dernier, ce cours semble très facile d'accès. Les premières pages pourraient être lues à un enfant de six ans. Mais les choses se compliquent dès que le jeune Piaget mène sa vie parisienne car c'est l'homme mûr qui raconte et explique comment est né le programme de toute sa vie, comment grâce à ses entretiens avec les gosses de Paris, il réalise une synthèse entre ses connaissances de haut niveau (cela, il ne le dit pas) et ses aspirations profondes.

 

A.C.B.

 

Références

Bringuier, J.C.( 1970). Piaget va son chemin, I.N.A.

Chalon-Blanc, A. (1997). Introduction à Jean Piaget, Paris : L’Harmattan (collection savoir et Formation).

Gréco, P. (1991). Structures et Significations, Paris, E.H.E.S.S (noté S.S. dans le texte)

Piaget, J ; Inhelder, B. (1966). La psychologie de l’enfant (P.E.), Paris : Que Sais-je ? (noté P.E. dans le texte).

Prochiantz, A. (2010). Une nouvelle théorie du vivant, C.D, Devivevoix.

                  (2012). Qu’est-ce que le Vivant ? Paris : Seuil



[1] Pour Piaget seule existe l’intelligence logico-mathématique telle que nous venons de la traquer dans nos conduites journalières. L’expression « intelligence émotionnelle » qui fait florès depuis une décennie lui aurait paru absurde, l’émotion étant, par nature, inintelligente ! Si, et si seulement, l’émotion est domptée alors interviennent des outils logico-mathématiques : sériations, classifications, etc.

[2] Alain Prochiantz, neuro-biologiste, à l’instar des spécialistes des neuro-sciences, parle des âges critiques de l’enfance notamment pour apprendre facilement des langues, des programmes informatiques, etc., (cf; Qu’est-ce que le vivant ? Paris : Seuil).

[3] Le milieu scolaire occupe, lui, une place privilégiée dans la mesure où les programmes respectent dans l’ensemble les âges critiques, notamment en mettant depuis peu l’accent sur l’apprentissage de la langue parlée à l’école dès la maternelle.



17/09/2014
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