Piaget : Aperçu sur l'enfance et l'adolescence.
Piaget (1896-1980) : Aperçu sur l’enfance et l’adolescence
Avant-propos :
Ce blog reçoit, fort heureusement, de nombreux visiteurs qui n’ont pas étudié les grands livres de Piaget, je donnerai, dans ce premier texte biographique, quelques détails sur la vie du jeune Piaget en signalant au passage les éléments qui annoncent son œuvre. On trouvera notamment, en filigrane, l’objectif essentiel que se fixe Piaget et qu’il a donné lui-même dans un texte publié ici, La tanière : " Avant de situer l’absolu dans les nuages, il est peut-être utile dele regarder à l’intérieur des choses, c’est-à-dire pour moi, à l’intérieur du vivant. "
* dans le texte ci-dessous, tous les passages entre guillemets sont extraits des autobiographies de Jean Piaget
Selon Piaget, les seuls points intéressants de la vie d’un auteur sont ceux qui « fournissent les éléments d’une explication de l’œuvre »[1]. Sans aller contre son jugement, je présenterai un bref aperçu de son enfance et son adolescence pour démystifier l’image d’un être froid, austère, insensible aux événements du monde, qui reste attachée à son nom. L’objet même de sa théorie, les dates de parution de ses plus grands ouvrages (1937-1950), sa nationalité suisse et sa pudeur ont contribué à cette réputation. Ses confessions autobiographiques sont rares et d’une sobriété exemplaire (C.V.P; S.I., B.P.,). Elles retracent volontairement la genèse d’un savant passionné par l’origine et l’évolution des connaissances. Il y note brièvement quelques conflits familiaux préoccupants : « Elevé dans le protestantisme par une mère croyante et fils d’un père incroyant, je sentais déjà assez vivement le conflit de la science et de la religion. » [2] Petit garçon, il prend un vif intérêt aux enseignements du protestantisme, mais son esprit déjà fort critique se rebelle contre des préceptes trop intransigeants. Adolescent, il s’enflamme quelques fois. Adulte, il rejette tout dogmatisme religieux, patriotique ou politique.
1. La famille
Jean Piaget naît le 9 août 1896 à Neuchâtel en Suisse. Il aura deux sœurs : Madeleine (1899) et Marthe (1902). Son père, Arthur Piaget, issu d’un milieu cultivé peu fortuné, devient professeur de littérature française médiévale à l’académie de Neuchâtel. Il s’y impose par un esprit indépendant, impartial, épris de vérité, même si celle-ci doit troubler les connaissances bien établies : «…toujours prompt à entamer la polémique lorsqu’il voit la vérité historique déformée par le respect des traditions »[3]. Très jeune, Piaget comprend combien les idées reçues pèsent sur la quête de la vérité. Ce constat le marquera de manière indélébile. Avec la nécessaire recherche du document authentique, son père lui transmet le goût du vrai et l’amour d’un travail très sérieux : « Parmi bien d’autres choses, il m’a appris la valeur d’un travail systématique même lorsqu’il porte sur des détails. »[4]
Arthur Piaget, Suisse, agnostique, stable, proche du socialisme de l’époque, mais plutôt taciturne, épouse une jeune fille qui ne lui ressemble guère : une Parisienne d’origine anglaise qu’il rencontre lorsqu’il termine ses études à Paris, Rebecca Suzanne Jackson. Issue de la grande bourgeoisie protestante, elle est la sixième d’une fratrie de douze enfants. « Très intelligente, énergique et quant au fond d’une réelle bonté »[5], elle passe son enfance et son adolescence dans un hôtel particulier de la Chaussée d’Antin. De ce milieu aisé, elle tire l’immense privilège d’avoir fait des études, mais XIX° siècle oblige (ou presque), elle n’exerce aucun métier. Elle reste néanmoins à l’écoute des conflits sociaux et des courants d’avant-garde. Féministe, elle milite pour le vote des femmes en 1914 en Suisse ! En 1915, elle prend fait et cause publiquement pour les objecteurs de conscience. Toutefois, son caractère passionné et profondément névrosé obligera Jean Piaget, en 1927, à convaincre un de ses amis de contraindre sa mère à se faire interner. Elle est âgée de cinquante-cinq ans.
Les troubles psychiques de sa mère feront souffrir le jeune Piaget, tout comme ses sœurs. Ils auront chez lui une conséquence heureuse : « Très tôt je négligeai le jeu pour le travail sérieux tant pour imiter mon père que pour me réfugier dans un monde à la fois personnel et non fictif. À vrai dire, j’ai toujours détesté toute fuite de la réalité.»[6] ─ Rejet définitif et très positif pour son avenir ; sa mère sujette à des pertes de contact avec le réel est un des facteurs décisifs de sa vocation scientifique. Adolescent, encore marqué par le protestantisme maternel exalté, il reste un chrétien tourmenté à la recherche d’une vérité frénétiquement quêtée dans les livres de philosophie ou les textes sacrés. Imprégné également par le christianisme social et les idées socialistes de l’époque, le jeune homme se passionne pour les causes humanitaires et sociales.
Des portraits rapidement brossés de ses parents se détachent leur origine bourgeoise, leur ouverture au monde et leurs profondes divergences. La culture est toutefois la valeur commune de toute la famille. On retiendra également la qualité du jugement et la pudeur des confidences de Jean Piaget notamment à l’égard de sa mère. Il lui empruntera sa flamme sans que celle-ci l’entraîne vers le déséquilibre. Le sérieux de son père le guidera toute sa vie et l’incitera à vouloir toujours recueillir des faits afin d’éviter toute fuite de la réalité.
2. Les études
L’école et le collège : Jean Piaget fréquente d’abord un établissement primaire privé. Il a dix ans lorsqu’il intègre une classe publique en 1906. Elève très doué, ses résultats sont brillants.
En 1907, il entre au collège latin. Le cycle s’étend sur cinq ans. Le directeur privilégie l’étude des langues vivantes au détriment de celle des langues anciennes. Une place importante est réservée à l’histoire naturelle jusqu’alors négligée. Le collège latin offre à Jean Piaget une éducation de haut niveau et la possibilité de satisfaire ses intérêts pour la mécanique, les oiseaux, les fossiles et les coquillages marins.
Ouvert sur les sociétés, le jeune garçon a quatorze ans lorsqu’il adhère, en 1910, au club des amis de la nature. Il y rencontre des garçons de son âge et ses futurs professeurs : Pierre Bovet, Eugène Legrandroy, Paul Godet, directeur du musée d’histoire naturelle de Neuchâtel. Ce dernier joue, depuis trois ans, un rôle important dans sa vie : « J’ai eu la chance lorsque j’avais onze ans de publier quelques lignes sur un moineau albinos[7] puis d’aller me présenter au directeur du musée zoologique de ma ville natale pour lui demander l’autorisation d’y travailler les jours de congé (…). Il m’a alors pris pour « famulus », m’a fait coller des étiquettes, m’a appris à collectionner moi-même et m’a initié à la systématique des mollusques terrestres et d’eau douce (…). Je tiens à noter ces débuts, car si les uns sont formés au collège par les mathématiques ou par le latin, etc., j’ai été formé par un problème précis : celui des espèces et de leurs variations indéfinies en fonction du milieu, celui des relations entre génotypes et phénotypes, avec une prédilection pour l’étude des adaptations aux altitudes (…), à la vie des lacs, etc. Bref, j’ai toujours pensé depuis en termes de formes et d’évolution des formes. »[8]
Paul Godet, plus encore qu’Arthur Piaget, prend conscience du caractère exceptionnel du jeune garçon. Entre 1907 et 1911, il lui enseigne ses méthodes de description, de classification et de catalogage. Grâce à lui, Piaget enrichit, en dehors de l’école, ses connaissances scientifiques : « … tous les samedis après-midi, j’attendais mon maître une demi-heure à l’avance. »[9] À quinze ans, il atteint un niveau quasi professionnel dans la classification des mollusques. Bien que ses activités, à l’instar de celles de Godet, restent centrées sur l’observation, sa maturité scientifique précoce, sa qualité de pensée, sa volonté d’englober la totalité du savoir et d’exprimer ses idées sur des centaines de pages font de lui un préadolescent et un adolescent hors du commun qui saura très vite réviser les enseignements de ce premier maître.
La zoologie que lui a enseignée Godet sera dépassée avec les découvertes de Darwin. Piaget comprend vite que la classification selon les formes est superficielle ; à des formes différentes peuvent correspondre des génotypes similaires et inversement. Il modifie ses critères de classification tout en conservant la question qui animera toute sa vie : connaître les conditions de l’adaptation du vivant (dans sa future théorie, les processus adaptatifs biologiques seront ceux qui feront vivre et progresser constamment la pensée).
Le gymnase : En 1912, Piaget intègre le gymnase littéraire et obtient son baccalauréat en 1915. Le programme du gymnase met l’accent sur les langues anciennes, puis sur la langue maternelle et les mathématiques. La part réservée à l’histoire naturelle et à la philosophie est plus limitée. Piaget s’ennuie parfois : « Je commençai à écrire mon système (dans tous les domaines de la vie, il existe des totalités qualitativement distinctes de leurs parties et qui leur imposent une organisation), je le prenais chaque fois que je le pouvais en particulier pendant les leçons ennuyeuses. »[10] ─ Activité rarissime pour vaincre l’ennui!
En cette même année 1912, toujours ouvert sur le monde, il adhère à la société neuchâteloise des sciences naturelles, quelque temps plus tard à la société zoologique et à la société helvétique des sciences naturelles. Exclusivement composées d’adultes, ces sociétés lui permettront de parfaire sa culture. Il n’abandonnera pas pour autant ses amis de la nature.
C’est à cette même époque que son parrain lui vante L’évolution créatrice de Bergson. Pour la première fois, le jeune garçon entend parler de philosophie par quelqu’un d’autre qu’un théologien. Il a seize ans et cette lecture est déterminante : « Le choc fut immense ... Cela me fit prendre la décision de consacrer ma vie à l’explication biologique de la connaissance. »[11]Piaget décide de créer une théorie dela connaissance et commence à s’orienter vers ce qui deviendra son épistémologie génétique (étude de la formation des connaissances chez le sujet à l’aide d’épreuves susceptibles de retracer l’histoire des connaissances dans leur entier).
Les années 1914 et 1915 vont retarder la mise en forme de ce vaste projet. Très préoccupé par la guerre et la foi, Piaget est passionné par la religion et la politique. Ilcherche un éveilleur de conscience. Il le trouve en Arnold Reymond[12], son professeur de philosophie, qui exerce sur lui une forte influence. Jean Piaget devient son disciple : « C’est peut-être la première fois que je compris (…) l’union fondamentale du biologique et du logique. »[13] Il n’en demeure pas moins un jeune homme romantique et rebelle qui crie ouvertement sa révolte dans un premier essai :La Mission de l’Idée. Il y maudit les dirigeants, les orthodoxes, les réactionnaires, les utilitaristes et les sceptiques. Le troupeau amorphe des conservateurs, qui se complaisent dans leur sphère bornée et nient tout progrès, est responsable du conflit. L’esprit mesquin des traditionalistes n’a vu dans la patrie que l’armée nationale et l’intérêt personnel. Haïssant tout dogmatisme niveleur qui étouffe l’idée (...), le jeune Piaget s’en prend aux Eglises en tant qu’institutions au statut inébranlable, à l’esprit grégaire des chrétiens, mais non aux pasteurs prisonniers d’un système. Il adhère foncièrement à un christianisme à vocation sociale lorsqu’il affirme que l’église a réduit ses devoirs sociaux au strict nécessaire pour donner son superflu aux soins de l’au-delà !
Jean Piaget n’a guère plus de vingt ans lorsqu’il confirme ses convictions dans un nouvel essai : Recherche. Il y apparaît sous les traits d’un jeune homme : «Sébastien, terrible abstracteur n’ayant jamais connu la vie en elle-même, la vie multiple et changeante. »[14] Sébastien essaie de concilier la science et la foi pour restaurer la personnalité morale dela société. Ce sont à ses yeux les problèmes essentiels de son époque, comme le fut le débat entre la foi et la philosophie au XVIII° siècle (D’après C. Thomann, 1996, pp. 112-114).
La Faculté des Sciences : À l’automne 1915, Jean Piaget, muni d’un nombre impressionnant de publications et de communications scientifiques, s’inscrit comme étudiant en faculté des sciences. Ironie du sort, la zoologie est le parent pauvre de la faculté. « Je désirais vivement me rendre dans une université plus grande, dotée d’un laboratoire de psychologie (…) où je pouvais espérer vérifier mon système. »[15] Mais, son intérêt pour les sciences naturelles reste entier et se combine avec celui de la théorie des groupes en mathématiques. Le système, conçu dès le lycée, le rapport entrela totalité et ses parties, reste au centre de l’œuvre qu’il pressent.
La conversion de Jean Piaget : Naturaliste et philosophe, le jeune homme hésite entre les deux disciplines. Il reste également partagé entre la raison et la foi. Eduquédans un christianisme protestant de type traditionnel, enthousiasmé par la lecture de Bergson, marqué par ses maîtres et ses amis chrétiens, Piaget entrevoit d’abord un Dieu présent au cœur de la vie identifié avec l’élan vital quila parcourt. Etudier la biologie serait, pour lui, une manière de lire Dieu, un chemin privilégié, peut-être le seul.
En 1916, quand il publie La Mission de l’Idée, il chante le meilleur de l’évangile. En 1918, il entrevoit un fragile espoir dans un idéal qui serait commun à l’espèce humaine et le consigne dans Recherche : « Le socialisme se doit d’être une science, un art et une morale selon l’enseignement de Jaurès, dont la disparition fut un malheur. Romain Rolland a parlé, Jaurès aurait agi. »[16]
En 1928, devenu un auteur de renommée internationale, il écrit un petit texte : Deux types d’attitudes religieuses, immanence et transcendance. La transcendance est assimilée à l’hétéronomie de la pensée - Obéissance à des normes transmises par la tradition et la religion- ; et l’immanence à l’autonomie - la
raison universelle et atemporelle -, Piaget se déclare immanentiste.
Il choisit la science et s’éloigne de la foi.
Il se reconnaît, pour un temps, dans l’idéal socialiste de l’époque. En 1932, la gauche manifeste à Genève contre la mise en accusation de deux chefs socialistes par le parti fasciste de l’Union nationale. L’armée tire dans la foule et fait treize morts et soixante deux blessés. À partir de ce jour, et d’une manière définitive, « Piaget se placera "au dessus de la mêlée" et se tournera résolument vers l’élaboration de son oeuvre ».[17]
A.C.B.
Références
1/ Jean Piaget :
(1916) La mission de l’idée, Lausanne : Édition « La Concorde ».
(1918) Recherche, Lausanne : Édition « La Concorde ».
(1928) Deux types d’attitudes religieuses : Immanence et transcendance, avec De la Harpe, J., Genève : Labor.
(1959-60) Esquisse d’autobiographie intellectuelle, Bulletin de Psychologie, 169, XIII, 7-13 (noté B.P.)
(1965) Sagesse et illusion de la philosophie, Paris : P.U.F (noté S.I.).
(1966 a) Autobiographie, Cahiers Vilfredo Pareto, 10, Genève : Droz, pp. 129-159 (noté C.V.P.)
2/ Autres auteurs
Thomann, C. (1996). L’engagement chrétien et social, Jean Piaget et Neuchâtel - L’apprenti et le savant, Lausanne : Payot, pp. 11-117.
Vidal, F. (2000). Piaget avant Piaget. Pour une relecture de l’œuvre piagétienne dans Houdé, O., Meljac, C. (Eds), L’esprit piagétien. Paris : P.U.F, pp. 21-37.
[1] C.V.P., p. 129.
[2] S.I., p. 12.
[3] C.V.P., p. 129.
[4] C.V.P., p. 129.
[5] C.V.P., p. 130.
[6] C.V.P., p. 130.
[7] (À la fin du mois de juin dernier, je vis à mon grand étonnement, au milieu du faubourg de l’hôpital, à Neuchâtel, un moineau ayant tous les signes apparents d’un albinos. Il avait le bec blanchâtre, les plumes du dos et les ailes blanches et la queue de la même couleur. Je m’approchai pour le voir de plus près mais il s’envola. Je pus le suivre des yeux encore quelques minutes puis il disparut par la ruelle du port. Je viens de voir, aujourd’hui même, dans le Rameau de Sapin de 1868 qu’il était question d’oiseaux albinos, ce qui m’a donné l’idée d’écrire les quelques lignes qui précèdent. [7]
[8] J. Piaget, « Les modèles abstraits sont-ils opposés aux interprétations psycho-physiologiques dans l’explication en psychologie ? Esquisse d’autobiographie intellectuelle », B. P., 13, 1959-60, pp. 7-13.
[9] C.V.P., p. 130.
[10] C.V.P., p. 134.
[11] Ibid. p. 132.
[12] Arnold Reymond (1874-1958). Docteur en philosophie de l’université de Genève (Logique et Mathématiques : essais historiques et critiques sur le nombre infini). Il avait fait auparavant des études de théologie, de mathématiques, de physique et de philosophie. En 1912, il sera nommé professeur de philosophie et d’histoire de la philosophie à l’université de Genève. Il élaborera une théorie du jugement qui diversifie les points de vue et les coordonne. Les notions de relativité de coordination et d’intégration développées dans sa théorie influenceront incontestablement Jean Piaget puisqu’elles constitueront l’essentiel de ses préoccupations.
[13] Lettre à Arnold Reymond, p. 45.
[14] Cité par Vidal, (2000), pp. 22-31.
[15] Ibid. p. 135.
[16] Recherche, Lausanne, 1918, p. 82.
[17] Cité par Vidal, 2000, pp. 34-35.
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