L'intelligence de l'enfant entre deux et six/sept ans
L’intelligence de l'enfant entre deux et six/sept ans
Dans un article publié en septembre 2013, L’intelligence du bébé de la naissance à 18 mois, nous avons défini l’intelligence comme une solution à inventer, non inscrite dans les données immédiates, pour résoudre un problème. Le corollaire de cette définition est que « Le propre de l’intelligence est toujours d’introduire une continuité dans l’activité mentale lorsque celle-ci est discontinue, lacunaire (D’après Piaget, L.M.D.M., p. 246).
Or, cette possibilité d'introduire de la continuité dans des données discontinues est la caractéristique essentielle de l’intelligence entre deux et sept ans.
La seconde forme d’intelligence chez tous : L’intelligence pratique
Dès onze mois, un bébé tire une couverture pour ramener à portée de sa main un objet posé dessus. Il voit l’objet, certes, mais tirer la couverture pour ramener l’objet est à inventer ; il introduit ainsi de la continuité entre sa main et l’objet éloigné. A 18 mois, il y a plus : il utilise un bâton, un petit balai pour aller rechercher une balle dont il a conservé[1] et non pas simplement mémorisé les déplacements.
1. Les acquis de cette période : l'utilisation d’instruments ou les prolongements organiques du sujet.
Par exemple, la balle a glissé sous un fauteuil qui a des franges. Il les soulève. Elle n’y est pas. Il se dirige aussitôt vers la banquette qui est derrière le fauteuil. Il regarde et voit la balle. Il étend son bras et sa main, mais la balle reste inaccessible. Plusieurs solutions sont envisageables. Il pleure et vous courez aussitôt ramasser la balle pour lui. Pourquoi faites-vous cela? Vous l’empêchez d’inventer une solution non inscrite dans les données immédiates, et d’introduire, seul, de la continuité entre sa main et la balle. Laissez-le trouver dans la pièce un petit balai, une canne, un bâton que vous aurez laissé traîner là par hasard. Il ira chercher le bâton qui prolongera sa main pour introduire la continuité nécessaire entre sa main et la balle. Et moins il tâtonnera pour trouver la bonne longueur du bâton et plus il sera intelligent.
Ce bébé qui tâtonne de moins en moins pour prolonger sa main est un vieux bébé. Il a plus de deux ans. Il a de bons yeux pour voir et pour estimer les distances. Mais si l’intelligence pratique commence avec l’apparition du langage, elle ne cesse de progresser tout au long de l'enfance[2].
Vous avez tous vu un enfant de neuf/dix ans se fabriquer une échelle ou quelque chose du genre pour attraper un fruit qui lui fait envie. Au besoin, il joue à la courte échelle avec ses copains et tout ceci est intelligent à condition qu’il ne s’agisse pas d’une pâle imitation, parfois ratée, de celui qui a trouvé le truc. Et plus il vieillit et plus la distance entre lui et l’objet convoité est grande, mais toujours abolie.
L’intelligence pratique, dont on ne vantera jamais assez les mérites, s’applique le plus souvent à des objets proches pour satisfaire des besoins : le besoin de jouer, de se faire plaisir pour le bébé, de manger pour l’enfant ou l’adulte qui a faim, d’évasion pour le prisonnier, etc.
Toutefois cette forme d’intelligence quand elle devient instrumentsle[3] satisfait également le besoin de connaissance, le besoin de preuves. Prenant sa source dans l’intelligence pratique de la toute petite enfance, elle ne cesse de bénéficier des raisonnements logiques des plus simples aux plus complexes pour mettre au point des outils très sophistiqués.
Avant de poursuivre, rappelons ce que nous avons dit de l'intelligence jusqu’ici :
a) la première forme, l’intelligence sensori-motrice, consiste en des détours de plus en plus complexes entre huit et dix-huit mois.
b) la seconde forme, l’intelligence pratique, débute un peu avant la seconde année, et ne cesse de croître et d’embellir tout au long du développement. Elle consiste toujours en des détours qui nécessitent l’invention ou la recherche d’instruments prolongeant le corps pour atteindre un objet inaccessible ou pour dépasser un obstacle.
A s’en tenir là, on pourrait penser qu’entre deux et six ans, l’enfant passe son temps à fabriquer ou rechercher des instruments pour satisfaire sa faim ou son plaisir. Or, l’enfant apprend à parler pendant toute cette période. Avant Piaget, on considérait même l’acquisition du langage comme une étape décisive dans le développement de l’intelligence. Quel rôle donne donc Piaget au langage dans la construction de l’intelligence ? Notons d'abord que a) dès que l’enfant apprend à parler, il va se servir de l’autre comme d’un instrument introduisant de la continuité entre lui et les distances à franchir : "Maman chérie, j’arrive pas à attraper mes chaussons" ; et maman chérie joue ici le rôle du balai ; b) cette utilisation de l'autre comme « instrument », au sens le plus large du terme, pour satisfaire un besoin personnel n’est pas à sous estimer ; elle dure toute la vie.
Outre ce rôle imparti à l’autre grâce au langage, nous donnons ci-dessous quelques-unes des réponses piagétiennes à la question du rôle du langage dans la construction de l’intelligence entre deux et six ans.
Piaget présente la période de l’acquisition du langage davantage par les inconséquences, les défaillances du jugement et du raisonnement plutôt que par les aspects positifs des débuts du maniement du lexique et de la syntaxe.
2. Les manques de cette période : l'absence de jugement et de raisonnement
2.1. Piaget démontrera aisément que, jusqu’à cinq ans en tout cas, la pensée est en quelque sorte conçue comme l’envers de l’intelligence logique.
Ainsi, il note d’abord le codage instable du lexique. Le réel est le plus souvent bien nommé, identifié mais sans éviter les pièges parfois liés à l'identification.
a) La lune observée sous de multiples aspects devient les lunes. A chaque aspect correspond une lune. L’enfant de trois à quatre/cinq ans a bel et bien construit la permanence de l’objet qu’il touche quand celui-ci disparaît sous ses yeux. Mais l’unicité d’une chose aussi éloignée de lui que la lune lui échappe. On le comprend. Il fait comme les premiers hommes. Elle fut longue à construire l’unicité, l’identité des astres, qui ont le mauvais goût de se présenter sous des aspects différents et en des endroits différents.
b) Toujours à porter au crédit du codage instable du lexique, l’enfant de trois/quatre ans qui parle des lunes parlera tout aussi facilement de la limace pour désigner, cette fois, trois ou quatre limaces différentes aperçues au cours d’une promenade. Trois ou quatre limaces différentes mais qui se ressemblent comme des quadruplées. Alors, c’est la même limace qui l’a suivi, lui, dans sa promenade. (P.I., pp.137-139).
Le propre de la pensée de l’enfant âgé de deux à six ans est donc de se centrer sur les apparences différentes ou identiques des objets, sans jamais atteindre les constantes qui sont derrière. Sa pensée n'est pas encore logique puisque celle-ci consiste justement à dégager des constantes au-delà des apparences qui varient.
2. 2. Associé au codage instable du lexique, Piaget relève aussi les inconséquences, les défaillances de l’explication en dépit de descriptions qui peuvent parfois être tout à fait correctes.
a) Un enfant de trois/quatre ans, toujours prompt à se laisser séduire par les apparences qu’il sait nommer, prend les phénomènes observés pour des causes. Le soleil tient dans le ciel parce qu’il est jaune. "Tu sais pourquoi les nuages avancent? - Oui. Parce qu’il y a du vent. - Et quand il n’y a pas de vent? - Le nuage tombe. - Vraiment? - Remarquez, je n’ai jamais vu tomber un nuage. - Alors, qu’est-ce qu’il fait quand il n’y a pas de vent? - Il y a des messieurs qui les accrochent dans le ciel avec une échelle."
b) Cet enfant, qui parle, qui ne cesse de se poser des questions métaphysiques ou simplement physiques: Pourquoi il y a du soleil? Pourquoi une marguerite s’appelle une marguerite? Pourquoi je suis là moi? Pourquoi la clé tombe? Cet enfant-là se contente de réponses ludiques, oniriques, magiques. Entre le "C’est étudié pour, alors le soleil brille" ou "la clé tombe parce que ma main l’a voulu", on lui raconte et il se raconte un monde où n’importe quoi peut tenir lieu d’explication (R.M.). Si le langage en ses débuts autorise le questionnement, il ne modifie guère l’univers du jeune enfant qui reste statique, tout plein de convictions figées et de croyances magiques.
Dans de très nombreuse expériences ingénieuses, Piaget et ses collaborateurs montreront de façon spectaculaire que des petits enfants qui parlent bien sont irrationnels, qu’ils défient toute notion de preuve ou de démonstration, qu'il existe des décalages remarquables entre les descriptions qu’ils font des situations et leur échec à combiner ces descriptions pour raisonner. Nous reviendrons en détail sur ce point dans nos prochains articles.
En résumé, si le langage, acquisition essentielle de cette période, est indispensable à la production d’un raisonnement, il n’en crée pas les conditions. Telle est la deuxième conclusion piagétienne quant au rôle du langage dans la construction de l'intelligence. Rappelons au passage la première : le langage ne crée pas l’intelligence (cf.l’intelligence du bébé).
Le langage n’est donc pas pour Piaget le facteur décisif qui explique le passage de l’intelligence sensori-motrice à l’intelligence discursive qui tente d’expliquer le réel et qui nous fait procéder facilement et sans erreur.
On a trouvé et on continue de trouver ces positions trop réductrices. Le débat reste d’actualité notamment pour les empiristes qui présentent le langage comme un facteur déterminant du développement de l’intelligence.
Il ne faudrait pas à l'issue de la lecture de cet article en déduire que le rôle du langage est secondaire pour Piaget. S'il ne vérifie pas que langage établit une frontière décisive dans la construction de l’intelligence humaine, il établit, en revanche, qu'il y a bel et bien une coupure radicale entre la deuxième période et celles qui vont la suivre : “L’intelligence sensori-motrice et l’intelligence pratique en ses débuts tendent à la satisfaction pratique et au succès de l’action. Elles s’appliquent à des objets proches, réels, tandis que la pensée logique tend à satisfaire la connaissance, le besoin d’explications et s’applique à des objets qui peuvent être réels ou évoqués, puis à des objets non figurables voire invisibles. De sorte que c’est en cette multiplication indéfinie des distances spatio-temporelles entre les sujets et les objets que consiste la principale nouveauté de l’intelligence conceptuelle discursive.” (P.I., p.130) Or cette multiplication indéfinie des distances entre le sujet et les objets n’est possible que grâce au langage qui en donnant à la pensée une puissance indéfinie d'évocation lui permet de combiner de nombreux jugements.
A.C.B.
Ultérieurement, nous montrerons qu'il existe des frontières irréductibles entre l’intelligence de l’animal et celle de l'enfant qui commence à parler (Cf. mars 2014 : catégorie : auteur du blog).
Références
Chalon-Blanc, A. (1997). Introduction à Jean Piaget, Paris : L'Harmattan, pp. 32-38.
Chalon-Blanc, A. (2011). Piaget − Constructivisme Intelligence − L’avenir d’une théorie, Villeneuve d’Ascq : Presses Universitaires du Septentrion, Collection : Les savoirs mieux, pp. 77-84.
Piaget, J. (1937) La construction du réel chez l’enfant, Paris : Delachaux et Niestlé.
(1947) La représentation du monde, Paris : Delachaux et Niestlé (notée R.M.)
(1964) Six études de psychologie, Paris : Gonthier-Denoël.
(1967) La psychologie de l’intelligence, Paris : P.U.F (éd. originale 1947, notée P.I.)
(1972 b) : Problèmes de psychologie génétique, Paris : Gonthier.
Viaud, G. (1956) L’intelligence. Paris : P.U.F. (Que-Sais-je ? 1ère édition 1946!).
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