L'intelligence de l'enfant vers six/sept ans.
Cet article fait suite aux deux derniers publiés dans la catégorie « Piaget » : L’intelligence chez le bébé (septembre/octobre 2013) et chez le jeune enfant de deux à sept ans (janvier /février 2014). On y trouvera les mêmes caractéristiques de l’intelligence s’appliquant à l’égalité quantitative de la substance totalement invisible dans les données figurales.
L'intelligence de l'enfant vers six/sept ans
A cet âge, être intelligent, c’est pouvoir déduire la permanence d’une quantité derrière des apparences différentes et prouver cette permanence à l’aide d’une démonstration admise par tous. Piaget appelle la permanence de l’égalité ou (de l’inégalité) d’une quantité un invariant quantitatif. Nous expliquons, un peu plus loin, pourquoi la déduction porte sur des quantités et non sur des qualités permanentes.
L’invariance de la quantité de substance :
A. Déroulement de l’épreuve :
1. On présente à un enfant de sept ans environ une boule de pâte à modeler, puis avec un autre morceau de pâte, on lui demande de faire une boule égale en quantité à la première en lui disant : "Il faut une boule égale."
2. L’enfant fabrique une deuxième boule et doit assurer que les deux boules sont égales en quantité. Il convient absolument d’obtenir un jugement d’égalité non équivoque. " : "Elles sont égales toutes les deux? – Oui – Tu es bien sûr qu’elles sont égales ? – Oui, je le vois bien», et il examine en plissant ses yeux les deux boules !
3. On lui demande alors de transformer la boule qu’il vient de fabriquer en une crêpe. Devant la boule et la crêpe, on pose la question piégeante de l’invariance quantitative : "Et maintenant, il y a plus de pâte dans la boule ou plus de pâte dans la crêpe ?" Quelle que soit sa réponse, on demande une justification : « Pourquoi ? »
Questions cruciales qui permettent d’évaluer la capacité de l’enfant à déduire la permanence de l’égalité et à en fournir des preuves. Que l’enfant échoue ou réussisse, on l’invite à faire un spaghetti avec la crêpe et lorsque la transformation est effectuée, on pose à nouveau la question 3.
B. Réussites à l’épreuve :
Trois sortes d’arguments ou de preuves attestent la déduction de l’égalité quantitative :
1. Identité quantitative : « Il n’y en a pas plus. Il y en a égal dans les deux. Pourquoi? – Parce qu’il y a la même pâte, on n’a pas changé la pâte." Attention, cette première partie d’argument est insuffisante. "Il y a la même pâte, on n’a pas changé la pâte, c’est tout? - Non, on n’en a pas retiré, on n’en a pas remis." Argument indispensable, beaucoup plus fiable que : « On n’a pas changé la pâte» (cf. ci-dessous).
2. Retour en arrière évoqué (Réversibilité) : « Il y en a égal parce qu’on peut refaire la boule avec la crêpe."
3. Compensation entre deux aspects de la forme, il faut inciter l’enfant à donner cet argument qui ne lui vient pas aisément : " Quelqu’un m’a dit qu’il y en avait plus dans la boule parce qu’elle est grosse ; elle est bien grosse et la crêpe est plate, elle est vraiment très plate." L’enfant qui conserve l’égalité quantitative peut répondre : « La boule, elle est grosse et petite en bas, la crêpe est plate et très grande en bas."
Pourquoi dire de ces trois arguments (la seconde partie du premier seulement) qu’ils sont des preuves toujours répétables de l’égalité conservée quelles que soient les quantités que l’on transforme ?
D’abord, parce que pour conserver une quantité égale il faut effectivement ne pas enlever et ne pas ajouter de pâte à modeler (argument d’identité : le plus précoce). La loi est nécessairement vraie, qu’elle soit appliquée à des quantités continues (substance, surface) ou discrètes (faites d’objets distincts et dénombrables).
Ensuite, pour conserver l’égalité quantitative, il faut effectivement traiter les modifications d’apparence de la seconde boule de pâte comme facilement annulables (argument d’inversion ou de réversibilité de la transformation effectuée, le plus fiable selon Piaget). Il suffit à l’enfant de penser à la possibilité d’un retour à l’état initial « on peut refaire la boule comme avant ». Il n’éprouve aucun besoin de revoir les boules du départ pour admettre l’égalité et la prouver.
Enfin, pour conserver l’égalité quantitative, il faut pouvoir saisir dans les apparences différentes deux dimensions qui se compensent : Ce que la boule gagne en hauteur, la crêpe le gagne en surface de base (argument de compensation).
Aucun de ces arguments ne se tire de la lecture immédiate des données. Bien au contraire, la perception incite à voir plus de pâte dans la boule ou la crêpe selon les modifications effectuées. Etre intelligent, c’est donc toujours trouver une solution non inscrite dans les données immédiates (comme c’était déjà le cas chez cet enfant lorsque, bébé, il retrouvait un objet disparu).
Pourquoi retenir la conservation d’une quantité et non d’une qualité ? La première partie de l’argument d’identité : “c’est toujours la même pâte, on n’a pas changé la pâte” est insuffisante pour établir un jugement de permanence quantitative. Le fait qu’on n’ait pas changé la pâte se voit dans les données. L’enfant a changé la forme mais pas la pâte. Il faut donc trouver quelque chose qui a disparu des données. Or, ce sont les actions, les transformations, qui ont disparu et l’enfant de sept ans peut les évoquer pour affirmer la conservation de l’égalité en dépit d’apparences trompeuses.
Identité : les seules actions susceptibles de modifier la quantité sont imaginées par l’enfant logique qui les annonce bille en tête pour affirmer la conservation de l’égalité[1].
Réversibilité : l’action qui a consisté à transformer la boule en crêpe a effectivement disparu. L’enfant intelligent la mentionne aisément et l’associe immédiatement à l’action qui l’annule: “ On peut refaire la boule” (sous entendu : je relie sans cesse la crêpe que je fais, quel que soit l’état de la transformation, à la boule que je voyais tout à l’heure).
Compensation : les effets de cette même action disparue sont croisés par l’enfant qui conserve l’égalité. Or, cette solidarité entre la grosseur et la surface de base n’est pas plus inscrite dans les données que l’annulation de la transformation par un retour en arrière (= l’action inverse). Selon l’interprétation piagétienne, l’enfant qui prouve l’égalité en dépit des apparences de forme, double en pensée toute transformation par celle qui l’annule ou par celle qui la compense (cf. terminologie, ci-dessous).
Avec ces trois arguments d’égalité quantitative, l’enfant réintroduit l’égalité (de la continuité) dans la discontinuité des formes, (comme lorsque un peu plus jeune, il commençait à se fabriquer un pseudo outil prolongeant sa main).
C. La préparation de l’invariance de la quantité
Examinons les réponses des enfants de cinq ans environ qui ne maintiennent pas la conservation de la quantité.
A cinq ans, dans une situation strictement identique à la précédente, à la question de la conservation de la quantité, l’enfant répond : «Il y en a plus dans la boule». Il se borne à chercher la réponse dans les données immédiates. Il n’a donc pu annuler ou compenser en pensée la transformation. Sa réponse est inintelligente, elle traduit une pensée que Piaget appelle irréversible (incapable de relier de façon dynamique l’état présent et l’état passé (cf. ci-dessous).
A peine plus âgé, quand il a transformé la crêpe en un spaghetti, à la même question l’enfant répond : « Plus dans le spaghetti. » Cette réponse ne vérifie aucune des deux caractéristiques de l’intelligence que nous venons de rappeler. L’enfant lit encore les données immédiates et introduit du discontinu dans le continu quantitatif en affirmant l’inégalité. Mais, lorsqu’on demande à ce même enfant ce qu’il faudrait faire pour « qu’il y ait égal de pâte dans la boule et le spaghetti », il répond : « il faut refaire une boule avec le spaghetti ». Cette réponse est-elle intelligente ? Signifie-t-elle que l’enfant a annulé, inversé la transformation de la boule en un spaghetti tout au long de son effectuation ? Non pas du tout, car pour affirmer l’égalité des quantités, il exprime le besoin de revoir les deux formes identiques du départ. Sa pensée ne peut donc encore annuler les différences de formes entre la boule et le spaghetti.
Ici se marque la différence entre mémoriser et conserver. L’enfant de six ans a mémorisé les données de départ et la modification de la forme (il faut refaire la boule). Il sait qu’on n’a pas enlevé ou ajouté de pâte, mais il n’a pas annulé l’action qui a modifié la forme. En termes piagétiens, il ne l’a pas conservée et n’a donc pas la possibilité d’aller librement de la boule au spaghetti. Il ne peut admettre l’égalité que face à des données strictement identiques. Sa pensée n’est pas encore réversible (capable de conserver les actions disparues) bien qu’elle s’y prépare par un retour en arrière qui relie le présent au passé, sans pouvoir effectuer un aller-retour dynamique permanent entre ces deux moments, gage intangible de l’intelligence à cet âge.
D. Terminologie
1. Les transformations sont des actions qui modifient les formes assignées à la quantité (ici : boule, crêpe et spaghetti).
2 Conserver les transformations, les actions, c’est pouvoir les doubler mentalement par leur inverse ou leur réciproque ; c’est alors seulement que la déduction est possible.
3 La pensée de l’enfant est devenue réversible : Les retours, les compensations sont effectués en pensée. Actions réellement exécutées intérieurement, et non pas mémorisées ou évoquées. Le contraire étant une pensée irréversible confinée dans la lecture des données immédiates.
4. La réversibilité de la pensée se manifeste de deux façons :
- Par l’inversion : à partir du moment où l’enfant commence à aplatir la boule, sa pensée revient en même temps à la boule de l’instant précédent et ainsi de suite tout au long de n’importe quelle transformation effectuée.
- Par la réciprocité : en même temps que l’enfant voit la boule s’aplatir, il la voit diminuer en hauteur.
Si bien qu’une pensée réversible est celle ou toute action exécutée intérieurement va constamment en avant et en arrière, de même qu’elle est capable de tenir compte simultanément de deux critères différents.
5. Piaget donne alors cette définition de la nature de l’intelligence : «tout acte intelligent est constitué d’un système d’actions qui ont la particularité d’être réversibles», (S.F.P. 1952, p. 141).
Système, puisque qu'il y a un ensemble d’actions coordonnées par l’enfant qui conserve une quantité : il peut relier l’action directe à son inverse ou à sa réciproque et invoquer l’ajout et le retrait, seules actions susceptibles de modifier la quantité.
A.C.B.
Nous reviendrons sur la nature de l’intelligence selon Piaget dans un prochain article.
Références
Chalon-Blanc, A. (1997). Introduction à Jean Piaget, Paris : L'Harmattan.
Chalon-Blanc, A. (2011). Piaget : Constructivisme et Intelligence : Septentrion.
Gréco P. (1968). Enfance : « Opérations et structures intellectuelles ». Encyclopaedia Universalis, vol. 6, Paris : Encyclopaedia Universalis France, (1985, nouvelle édition), pp. 295-298.
Piaget J. :- (1941). Le mécanisme du développement mental, Archives de psychologie, 28, pp. 218-249.
- (1951). La réversibilité de la pensée et les opérations logiques, Bulletin de la Société française de philosophie, 44, pp. 11-164.
- (1964). Six études de psychologie, Paris : Gonthier-Denoël.
- (1966). La psychologie de l’enfant, et Inhelder, B., Paris : P.U.F.
- (1972). :Problèmes de psychologie génétique, Paris : Gonthier.
- (1978). De la conservation à l’atomisme, Le développement des quantités physiques chez l’enfant, et Inhelder, B., Paris : P.U.F., pp. 82-140 (Ed. originale : 1941).
[1] Ces actions n’ont pas disparu puisqu’elles n’ont pas été effectuées, mais elles peuvent être invoquées par l’enfant qui conserve la quantité.
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