Annie Chalon-Blanc

Annie Chalon-Blanc

la genèse de la catégorisation du réel selon Piaget et Inhelder : dernière partie

 

 

 

La genèse de la catégorisation du réel selon Piaget et Inhelder : dernière partie

 

 

Le niveau 1 de la genèse décrit dans l’article précédent est successivement suivi de 3 autres niveaux développés ci-dessous.

 

Niveau 1 (rappel) : Les collections figurales (âge : environ 3 à 5ans) consistent en des réunions d’objets qui se conviennent pour figurer le réel : une maison, un bateau, etc. 

 

Niveau 2 : Les collections non figurales (âge : 5 à 7ans environ)

 

1.Les réalisations sont caractérisées par la disparition de la relation de

convenance au profit d’une relation de ressemblance stable : même forme, même couleur, même espèce (tous les carrés, tous les triangles, tous les chats etc.) Les sujets effectuent des tris exclusifs (aucun intrus) et exhaustifs (tous les objets sont retenus) selon une méthode le plus souvent ascendante (prendre un à un les éléments qui sont à portée de main et non pas tous les objets qui se ressemblent). Les réalisations ne copient plus le réel d’où leur appellation : les collections non figurales.

 

2. Les justifications

 

- A propos des quantificateurs intensifs :

 

-        Tous : Tous les B sont des A ?

Devant notre référentiel composé de 10 animaux (B) : 8 chats (A : 4 noirs, 4 blancs) et 2 chiens (A’ : 1 cocker, 1 caniche), les sujets du niveau 2, en réponse à la question : « Est-ce que tous les animaux sont des chats ? » disent : « Non, parce qu’il y aussi des chiens. » Leur bonne réponse à cette question se lit dans les données perceptives, les sujets voient que toutes les images ne représentent pas des chats. En revanche, lorsqu’on leur demande : « Est-ce que tous les chats sont des animaux ? ils répondent également : « Non.  Parce qu’il y a aussi des chiens ». Ils font comme s’ils entendaient : « Est-ce que tous les chats (A) sont tous les animaux (B ?) », le quantificateur tous semblant désigner pour eux tous les objets présents,

 

-        Quelques : Quelques B sont des A ?

 Piaget et Inhelder (1959) interrogent devant un ensemble de fleurs composé de 9 tulipes (5 blanches, 4 jaunes) et 10 roses (4 blanches, 6 jaunes).

 

Gra (6;2). « Toutes les tulipes sont des fleurs ou quelques-unes seulement ? - Toutes les tulipes. Non, quelques-unes des tulipes parce que c'est pas toutes des fleurs -Mais toutes les tulipes sont des fleurs ? - Non. - Pourquoi ? - Parce qu'il y d'autres fleurs ! - Et quelques-unes des fleurs sont des tulipes ou toutes les fleurs sont des tulipes ?- Quelques-unes des fleurs sont des tulipes parce qu'il y a des autres fleurs. - Toutes les tulipes sont des fleurs ? - Quelques fleurs c’est des tulipes et quelques tulipes sont des fleurs ... On ne peut pas dire que toutes les tulipes sont des fleurs ? - Non, il faut encore des fleurs. - Ici, dans ce vase (= toutes les tulipes) il y a quelques-unes des fleurs ? - Non. - C'est quoi ? - Des tulipes. - Mais toutes ces tulipes c'est quelques-unes des fleurs - Non, c'est toutes des tulipes. Il faut enlever une tulipe [pour que ce soit « quelques-unes des fleurs]. – Pourquoi ? Comment faire ? - (Elle enlève les tulipes blanches.) - Alors un bouquet comme ça, c'est quelques-unes des fleurs ? - Non, c'est toutes des tulipes. » ….. Toutes les tulipes sont des fleurs ou quelques-unes des tulipes sont des fleurs ? - Toutes les tulipes, c'est plus juste parce que toutes les tulipes vont ensemble. - Et quelques-unes des fleurs sont des tulipes ou toutes les fleurs sont des tulipes. - Toutes les fleurs sont des tulipes. – Vraiment ?  Non, parce qu'il y a aussi des autres. - Toutes les tulipes sont quelques-unes des fleurs ? - Non, toutes les tulipes sont des fleurs. - On ne peut pas dire que toutes les tulipes sont quelques-unes des fleurs ? Non parce que les tulipes sont des fleurs et pas quelques-unes. Donne-moi toutes les roses jaunes. (Elle les met toutes en un bouquet.) - C'est toutes les roses jaunes ou quelques-unes ? - Quelques-unes. - Donne-moi quelques-unes des fleurs. - (Elle donne deux tulipes et deux roses que l’on garde pour la suite de l’entretien) - J'ai plus de fleurs ou plus de roses ? - C'est pareil. - Combien de fleurs J'ai ? - Quatre. - Combien de roses ? - Deux. - Et de tulipes ? - Deux. - J'ai plus de fleurs ou plus de tulipes ? - C'est pareil. »

(G.S.L.E., pp. 97-98)

 

Les réponses de Gra à des questions réclamant beaucoup d’attention sont confirmées dans de nombreux protocoles proposant le tous et le quelques à de jeunes enfants. Ceux-ci s’avèrent difficilement capables de relativiser le sens des quantificateurs qui ont pour eux une signification absolue : Tous signifie tout ce que je vois et quelques un peu de ce que je vois. A noter, à la fin de l’entretien de Gra, l’inefficacité du comptage pour comparer le tout à la partie. Le total dénombré (4 fleurs) ne lui fournit pas une preuve tant s’impose à elle la comparaison disjonctive entre les deux collections présentes (c’est pareil : 2 roses et 2 tulipes). Force est de constater, dans cet entretien,  que le nombre utilisé par la petite fille est probablement un pseudo-nombre qui n’impose pas la supériorité de 4 sur 2.

 

-La quantification de l’inclusion : Plus de B ou plus de A ?

Aub (6,9) devant des fleurs comportant un plus grand nombre de primevères : Plus de primevères ou plus de fleurs ? - Plus de primevères, parce que là il y’en a que 2 (= autres fleurs) - Plus de primevères jaunes (2) ou plus de primevères (3) ? - Plus de jaunes. Il n’y a qu’une primevère violette ! Et dans la nature plus de primevères ou plus de fleurs ? -Sais pas. - Dans un champ, si tu ramasses toutes les primevères, il reste des primevères jaunes ? - Non – Et dans ce bouquet, il y a plus de primevères jaunes ou plus de primevères ? – Plus de jaunes parce que y’en a deux, et là une primevère violette ». 

 

Les sujets de ce niveau se centrent donc sur la collection la plus représentée et exercent une comparaison entre les deux collections disjointes observées (les roses et les tulipes, les primevères jaunes et violette). Pour eux, deux noms entendus distincts doivent nécessairement correspondre aux deux collections spatialement et physiquement distinctes. Ils font comme si le terme générique B (non visible pour fleur, visible pour primevère) désignait la seconde collection présente A’, car la comparaison disjonctive entre A et A’ est la seule dont ils disposent. Ils ne peuvent exercer La comparaison inclusive faute de pouvoir reprendre en pensée les A pour les réunir aux A’ en B. Autrement dit, leur pensée est encore irréversible.

 

 

Du niveau 2, on retiendra que :

 

a) Entre 5 et 7 ans, les sujets gardent en pensée un fil directeur : ils ne changent pas de critères pour réunir les objets qui se ressemblent. Leur pensée introduit donc de la continuité (de la ressemblance) entre des éléments hétérogènes.

b) Les collections non figurales sont les premières marques d’une différenciation nette entre l’infralogique, soit le continu (les collections figurales, les schémas) et le logique, soit le discret (tous les rouges, tous les ronds, qui ne se rencontrent jamais réunis tels quels dans la nature).

 c) La pensée de ce niveau demeure irréversible, c’est à dire incapable de réunir et de dissocier mentalement les collections perçues.

 

Niveau 3 : La classe ! (âge 7 à 10 ans environ)

 

1. Les réalisations proviennent de tris exhaustifs et exclusifs effectués selon une méthode de classement plutôt descendante (rapprocher d’abord tous les A, puis tous les A’). On observe qu’un seul élément peut constituer ce qu’on appelle une classe singulière en dépit d’une consigne pluraliste : « Mets ensemble tout ce qui va bien ensemble ».

 

2. Les justifications correspondent dans l’ensemble à des réussites aux critères piagétiens. Il peut néanmoins subsister des échecs qui ne sont pas nécessairement révélateurs des réelles compétences de l’enfant tant la passation d’une épreuve d’inclusion est piègeante et délicate[1].

 

A propos des quantificateurs intensifs : Tous et Quelques

 Bra (8 ;1) : Donne-moi toutes les fleurs jaunes. – (Il fait le bouquet). – J’ai là toutes les fleurs jaunes ou quelques-unes des fleurs jaunes ? – Toutes. – Est-ce aussi quelques-unes des fleurs ? – Oui, de toutes les fleurs c’est quelques-unes » - Toutes les tulipes sont des fleurs ou quelques-unes des tulipes sont des fleurs ? – Toutes. – Et toutes les fleurs sont des tulipes ou quelques-unes ? – Quelques-unes des fleurs sont des tulipes. » « Donne-moi toutes les tulipes. – (Il les donne.) – C’est plus juste de dire :« toutes les tulipes » ou « quelques-unes des fleurs » ? – On peut dire un peu les deux !  ‑ C’est la même chose ? – Oui. »                                                                                                                                                            (G.L.S.E., p. 98)

 

La signification absolue des quantificateurs a disparu : « tous » peut désigner « quelques » et « quelques » peut désigner « tous ». Témoin également, l’entretien de Ros ci-dessous :

 

 Ros (9;2): « J’ai demandé à un garçon un bouquet de toutes les tulipes et ensuite un bouquet de quelques-unes des fleurs. Il m’a donné le même bouquet. A-t-il raison ? – Quelques-unes de quelles fleurs ? De ces fleurs-là ? – Oui. – Oui, il avait raison. »                                                                                                                                  (G.L.S.E., p. 98)

 

À La quantification de l’inclusion : Plus de B ou plus de A ?

A 8/9ans, Piaget et Inhelder enregistrent 50 à 70 % de réponses logiques avec un matériel composé de fleurs ou de perles.

 

Ar (9, 2) « Si on fait un bouquet de toutes les primevères jaunes et un bouquet de toutes les primevères, lequel sera le plus grand ? - Celui de toutes les primevères. – Pourquoi ? - Parce que c’est toutes les primevères. - Toi tu fais un bouquet de toutes les fleurs et moi de toutes les primevères, qui aura le plus grand bouquet ? - Moi. - Lesquelles prendras-tu ? -  Tout ça. - Il y a plus de fleurs là (on montre le matériel en général) ou plus de primevères ? Plus de fleurs là, oui. - Et dans la forêt, il y a plus de fleurs ou plus de primevères ? - Plus de fleurs. - Si on cueille toutes les fleurs, il reste des primevères ? - Il n’en reste plus. - Alors il y a plus de fleurs ou plus de primevères dans la forêt ? - Plus de fleurs, dans les fleurs, il y aussi toutes les primevères ».

(G.S.L.E., p. 112)

 

Nal (8 ans) devant 42 perles en bois : 40 brunes, 2 blanches : « Il y a plus de perles brunes ou de perles en bois ? – Plus de perles en bois alors ‑ Pourquoi ? – Parce que les deux blanches sont aussi en bois –Si on faisait deux colliers, etc. ? – mais ce sont les mêmes, celles en bois et les brunes et il serait plus long avec les perles en bois parce qu’il y a aussi les deux blanches. »

(G.N., p. 217).

 

Il est rare d’entendre un enfant de 8 ans dire « ce sont les mêmes » pour affirmer l’identité des classes désignées. Na dit explicitement que B (perles en bois) désigne aussi A (perles brunes), il n’a plus besoin de faire correspondre à deux désignations distinctes deux parties physiquement et spatialement distinctes.

 

Du niveau 3, on retiendra que :

 

a) La comparaison disjonctive disparaît sous réserve d’une passation bien conduite1. L’absence de l’échec disjonctif signifie que l’enfant ne juxtapose plus les collections perçues mais qu’il les relie par la dissociation et la réunion, chacune de ces actions étant conçue comme l’inverse de l’autre. Dès que le sujet sépare, il sait immédiatement en pensée qu’il peut réunir, soit revenir en arrière (= inverser) ou réciproquement.

b) Devenue réversible, la pensée des sujets du niveau 3 peut aller des classes minimales à la classe générale et réciproquement. Les sujets raisonnent selon l’un ou l’autre des deux modes de réversibilité.

La réversibilité par inversion qui associe ici la réunion à son inverse : l’annulation de la réunion par la dissociation ou réciproquement n’est possible que si la transformation a été conservée tout au long de son effectuation (en même temps que je rapproche les éléments qui se ressemblent, je peux les séparer).

La réversibilité par réciprocité : Toute action est solidaire de sa réciproque : une classe incluante (générale) est également une classe incluse (minimale). La pensée peut donc considérer la relation d’inclusion dans un sens et dans l’autre : « Si B inclut A, alors A est inclus dans B ; mais A inclut A1, A2, et B est inclus dans C ! » Par exemple, si l’on ajoute un chien A’ à la classe des chats A, la classe des chats A qui était incluante devient une classe incluse dans la classe des animaux B. Se met donc en place un système de classification stable et mobile à la fois, c’est-à-dire non perturbé par l’ajout ou le retrait d’un élément. Tout au contraire, les modifications des rapports d’inclusion sont rapidement effectuées.

c) La relation de ressemblance devient une relation d’équivalence indissociable de la substituabilité des éléments. L’équivalence égalise toutes les différences entre les éléments au profit de la propriété commune retenue pour construire une classe. Les éléments d’une classe deviennent des unités équivalentes entre elles et substituables.

 

Dans la classe des chats, chaque chat est substituable à n’importe quel autre : un chat de gouttière vaut un Angora ou un Persan. Rappelons que l’inclusion, l’équivalence et la substituabilité, critères de la mise en place d’un système de classification, sont autant de propriétés ajoutées par le sujet aux objets.

Les classes collatérales sont substituables entre elles pour être incluses dans une même classe de niveau supérieur : les chats, les chiens, les canards sont substituables entre eux pour être des animaux. Aucune place précise ne peut être attribuée aux éléments des classes, les positions univoques n’existent plus.

 

En résumé, et c’est l’essentiel à comprendre, la logique apparaît au niveau 3 : la collection s’est affranchie de toute assignation figurale. Les éléments discrets qui composent la collection devenue une classe sont des unités totalement substituables occupant des places quelconques. La classe peut désormais trouver toute sa signification. Le discontinu, le discret l’emporte sur l’infralogique, le continu. C’est le début des connaissances logiques chez l’enfant qui répète à sa manière la naissance de la logique dans l’histoire de l’humanité. C’est, selon la belle expression de Piaget, le dégel des configurations perceptives. Les copies du réel subsistent mais elles sont désormais concurrencées par la logique, c’est-à-dire par une pensée qui bouscule l’ordre du réel, qui remonte le flux des événements, qui réunit des éléments sans aucune ressemblance visible pour créer un monde intelligible. Rappelons, pour finir, que l’équivalence, la substituabilité, comme l’inclusion sont tirées des activités du sujet. Ces propriétés ne sont jamais inscrites sur les objets mais leur sont ajoutées par le sujet. Purs produits de la pensée, elles ont l’élégance de ne laisser aucune trace sur eux.

 

Au niveau 3, Le gain intellectuel est immense, mais reste à construire le niveau 4.

 

Niveau 4 : Les classes complémentaires et l’ensemble des parties d’un ensemble.

 

1)Les classes complémentaires : ne pas être un chat  (A’), ne pas être un animal (B’), âge approximatif : 8/13 ans.

 

Les observations : Devant un ensemble d’images très hétérogènes, il est plus simple pour un enfant de construire l’extension de « tous ceux qui ne sont pas des chats blancs : A'1 que l’extension de « tous ceux qui ne sont pas des animaux :  ». La classe complémentaire d’une classe minimale est plus facile à repérer que la classe complémentaire d’une classe générale. Dans le premier cas, la propriété à annuler est le plus souvent inscrite sur les objets alors qu’elle l’est rarement dans le second.

 

Ajoutons quelques exemples pour mieux comprendre la genèse du complément. Hal (8,11) : « C’est plus juste de dire qu’une vache n’est pas une tulipe ou qu’une orchidée n’est pas une tulipe ? - La vache naturellement. La vache a moins la forme d’une fleur. Elle a des cornes et des oreilles. La fleur n’en a pas. Elle a une queue. Ah mais la fleur aussi. – C’est plus juste de dire qu’une tulipe n’est pas un encrier ou une orchidée ? ‑ Celui qui dit un encrier a plus raison. »

 

Les enfants de 8/9 ans trouvent la différence plus significative quand l’élément est le plus éloigné de l’objet cité. Il faut attendre 12/13 ans pour que les enfants considèrent que l’opposition la plus rapprochée est celle qui a le plus de sens.

 Ros (12,1) : « Qu’est-ce qui est le plus juste ? De dire qu’un animal ou une rose n’est pas une tulipe ? - C’est juste tous les deux mais le second est un peu plus juste parce que c’est aussi la catégorie des fleurs. – C’est plus rigolo de dire la marguerite n’est pas une tulipe ou le chien n’est pas une tulipe ? – Le chien, c’est plus rigolo parce qu’il est pas une tulipe. – Et la marguerite, ce n’est pas une tulipe, c’est pas drôle ? – Si, mais c’est moins drôle quand même ! »                                                                                                                                (G.S.L.E., p. 144)

 

Et Piaget de trouver que les préadolescents arrivent aux mêmes conclusions que les logiciens. Grize (1967) rappelle en effet que «la classe des invertébrés comprend sans doute les limaces mais qu’on pourrait fort bien y mettre également les triangles rectangles et les gauloises bleues. Manifestement, la propriété : « ne pas avoir de vertèbres » est vraie des triangles rectangles comme des gauloises bleues, pour autant peuvent-ils être véritablement considérés comme des invertébrés ? Ces exemples caricaturaux montrent qu’une classe est inutilisable en dehors d’une classification. Chercher si la propriété « avoir des vertèbres » s’applique ou non, c’est en réalité examiner si les objets dont on sait déjà qu’ils sont des animaux ont ou n’ont pas de vertèbres. Si la propriété est « avoir des vertèbres », la propriété complémentaire « être invertébré » n’a de sens que par rapport à la classe des animaux qui n’ont pas de vertèbres. »                                                                                                                                                   (L.C.S., p. 163)

 

On retrouve ici le souci épistémologique permanent de Jean Piaget qui tend à montrer que « les systèmes normatifs qui valident nos connaissances du réel évoluent et se construisent chez l’enfant comme chez le logicien ou le mathématicien qui invente intuitivement ces systèmes avant de pouvoir les formaliser ». (L.C.S., p. 383).

 

La quantification des classes complémentaires : Plus de A' ou plus de B'  ?

 

Échecs (devant un matériel composé d’animaux avec beaucoup d’oiseaux dont de nombreux canards).

Aud (11 ;7) : « … Y a-t-il plus d’êtres vivants qui ne sont pas des canards ou plus qui ne sont pas des oiseaux ? - Sais pas. - Si tu enlèves les canards il reste quoi ? - les (autres) oiseaux et les (autres) animaux- Et si tu enlèves les oiseaux ? - Il reste les (autres) animaux. - Alors plus de pas canards ou plus de pas oiseaux ? - C’est la même chose, parce que les canards sont des oiseaux... - Enlève tout ce qui n’est pas oiseau. - (elle enlève juste.) - Et (après avoir remis) enlève tout ce qui n’est pas canard. - (Juste.) - Quand as-tu enlevé le plus ? - C’est la même chose : les canards sont des oiseaux. - Et y a-t-il plus d’êtres vivants qui ne sont pas des animaux ou plus qui ne sont pas des oiseaux ? - Les oiseaux sont des animaux, donc c’est la même chose. » (G.S.L.E., pp. 146-147)

 

Duv (11 ;6) : « … montre-moi tout ce qui n’est pas des canards, sur cette table. – (Montre les non-oiseaux.) – C’est tout ? –Non (juste). – Montre-moi tout ce qui n’est pas des oiseaux. – Les animaux, ceux qui ne volent pas. – Tout ça c’est des êtres vivants ? – Oui. Y a-t-il plus d’êtres vivants qui ne sont pas des canards ou plus d’être vivants qui ne sont pas des oiseaux ? – La même chose, parce qu’un canard c’est la même chose qu’un oiseau. – Si un chasseur voulait tuer tous les canards et un autre tous les oiseaux, est-ce qu’il resterait plus après avoir tué tous les canards ou tous les oiseaux ? – Plus quand il tue tous les oiseaux. – Comment ? – Si on tue tous les canards et tous les oiseaux, les canards sont aussi des oiseaux. – Y a-t-il plus d’êtres vivants qui ne sont pas des oiseaux ou plus qui ne sont pas des animaux ? – La même chose, rien. – Comment ? – Les oiseaux sont des animaux. Alors il ne reste rien. »         (G.S.L.E., p. 147)

 

Aud et Duv ont beau indiquer correctement les extensions des compléments, ils n’en tirent aucune réponse correcte. Ils se réfugient dans un échec insolite qui les incite subitement à donner un sens identique aux oiseaux et aux canards. D’une manière fort peu embarrassée, ils détachent donc les compréhensions négatives de leur extension.

 

Réussites

 

Ros (11 ;8) : « Plus de canards ou d’oiseaux ? – plus d’oiseaux : les canards sont des oiseaux. – Oiseaux ou animaux ? – Plus d’animaux parce que les oiseaux sont des animaux. – Plus de pas canards ou de pas oiseaux ? – Plus de pas canards. Dans les oiseaux, il y a plusieurs espèces : les canards, c’est une seule espèce. – Plus de pas oiseaux ou de pas animaux ? – Plus de pas oiseaux, parce que les oiseaux c’est une sorte d’animaux et parmi les animaux il y a plusieurs espèces !»

Dre (13 ;4) : « Peut-on dire plus de choses pour « tout ce qui n’est pas des oiseaux » ou pour « pas animaux » ? –Pas oiseaux. – Pourquoi ? – Les oiseaux c’est un objet déterminé (= une sous-classe) et les animaux c’est beaucoup de choses (= la classe entière). – Explique-moi mieux. – À pas oiseaux, on peut dire la vache, le cheval. À pas animaux, on ne peut pas dire la vache et le cheval ! Dans le monde il y a plus d’animaux ou plus d’oiseaux ? – Plus d’animaux, parce que c’est tout un groupe, pas les oiseaux. »

                                                                                                                                               (G.S.L.E., p. 148)

 

Ros et Dre sont des grands classificateurs. Pour eux, la déduction est évidente : si B > A alors A' > B'.

 

Ajoutons deux commentaires plus récents (Chalon-Blanc 2002)

Devant 18 dessins composés de 16 animaux dont 10 chats, 2 chiens , 2 oiseaux, 2 poissons et de 2 bonbons, après identification de tous les dessins par les enfants, on demande : « Devant toi, y-a-t-il plus d'animaux (B) ou plus de chats (A) ? » , en admettant que le sujet réponde vite : « Il y a plus d'animaux car les chiens, les oiseaux  et les poissons sont aussi des animaux », ce qui est peu fréquent tant le référentiel est piégeant (beaucoup de chats), on pose immédiatement la question : « Y-a-t-il plus d'images qui ne sont pas des chats ou plus qui ne sont pas des animaux ?  Assez peu nombreux  sont les sujets de 12 ans qui répondent de manière déliée : « Il y a plus d'images qui ne sont pas des chats que d'images qui ne sont pas des animaux » en fournissant une explication aussi élaborée que Dre.

 

2. L’ensemble des parties d’un ensemble : P(E).

À ces jeunes sujets logiciens, il convient de demander combien de classes ou d’ensembles, ils peuvent construire à partir de 3 images sélectionnées : 1 chat (A), 1 chien (B), 1 bonbon (C). Pour réussir, ils doivent défaire chaque ensemble qu’ils viennent de construire pour construire le suivant. Après avoir construit l’ensemble des 3 éléments {A, B, C,}, ils le déferont pour construire les trois ensembles de 1 élément : {A}, {B}, {C}. Ces ensembles (ou classes singulières) seront eux-mêmes détruits pour être combinés en trois ensembles (ou classes) de deux éléments sans omission ni répétition {A B}, {A C}, {B C} ; et il faudra envisager l’ensemble vide (ø) en écartant toutes les collections qui figurent les parties. Ils auront ainsi construit l’ensemble des parties d’un ensemble noté P(E), à condition d’avoir gardé une trace écrite de tous les ensembles construits l’un après l’autre. Il est en effet difficile de se remémorer de manière fiable les ensembles construits et disparus quand le nombre d’éléments de départ dépasse 3.

 

Il va de soi que la construction de P(E) demande des outils cognitifs plus puissants que les seules relations d’appartenance inclusive des éléments à une classe ou d’inclusion de parties à un tout. Avec P (E), les sujets réalisent une classification des classifications où ce sont les classes qui deviennent les éléments de P(E), si et seulement s’ils bénéficient d'un apprentissage de l'écriture.

 

Du niveau 4, on retiendra que :

 

a) Les préadolescents pensent simultanément selon les 2 types de réversibilité.  La réversibilité par inversion (N) leur permet de concevoir non A (A') et non B (B') tandis que la réversibilité par réciprocité (R) leur fait permuter les termes de l’inclusion. Ils en déduisent que le complément d’une classe générale est toujours inclus dans le complément d’une classe minimale : si B > A alors B'<A' .

c) Ces sujets accèdent à la pensée formelle, manient toutes sortes de symboles logiques ou mathématiques , utilisent des lettres sans avoir besoin de leur donner un contenu précis.

d) Enfin, ils construisent une combinatoire pour trouver systématiquement tous les cas possibles d’ensembles à partir de n élément donnés et peuvent vérifier que la règle de calcul de P(E) est égale à 2|n|.

 

Synthèse de la genèse des classifications

Les quatre étapes de la genèse de la catégorisation du réel conduisent les sujets d’une pensée limitée à des réunions d’objets qui copient le réel (CF) à celle qui construit méthodiquement un objet épuré du réel P(E).  Nous avons très brièvement exposé les ingénieuses épreuves inventées par Piaget et Inhelder et l’interprétation qu’ils donnent de leurs résultats, mais nous n’avons rien dit des stades préopératoire (absence de réversibilité), opératoire (réversibilité), formel (double réversibilité) qui chapeautent chaque étape. Or, les stades marquent, pour Piaget, les bouleversements opérés progressivement dans la pensée selon un ordre nécessaire. La notion de stade, bien que décriée, permet d’expliquer la lente progression des connaissances de six ans en six ans. Soit la distance de plus en plus grande que chaque sujet va établir entre lui et le réel qu’il rend, à son insu, de plus en plus intelligible.

 

A.C.B.

 

Bibliographie

 

Chalon-Blanc, A. (2005). Inventer, compter et classer. Paris : A. Colin, pp : 153-182.

Chalon-Blanc, A. (2002). Critères de logicité de l’inclusion, typicalité et mode d’investigation, Bulletin de psychologie, 57, 136-147.

Grize, J.-B. (1967). Logique, Piaget, J. (Ed) Logique et connaissance scientifique, Paris : Gallimard, pp : 135-167.

Piaget, J ; Inhelder, B. (1959). La genèse des structures logiques élémentaires, Paris : Delachaux et Niestlé, pp : 9-152.

Piaget, J. (1967). Épistémologie de la logique, Paris : Gallimard, pp : 382-385.

 

 

 

 



[1] La passation d’une épreuve d’inclusion est très piègeante pour tous les sujets. Il convient de leur faire nommer chaque objet par les différents noms qui peuvent lui être attribués. Par exemple, Tu m’as dit que c’était « un chat » mais on peut lui donner un autre nom, lequel ? « Un animal ». Tu me répètes les noms pour cet objet. Et l’on oblige le sujet à redire tous les noms possibles d’un objet avant de commencer l’épreuve proprement dite.



04/01/2025
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